On pensait avoir vu le bout du tunnel du Zappa des merveilleuses seventies, toutes célébrations confondues : Halloween en long, large et en travers, les soirées intimes du Roxy, les combos orchestraux avec le Petit ou Grand Wazoo (quid du Moyen, tiens?), le comic rock des Mothers époque Flo & Eddie. Il manquait sans doute à l'appel le Zappa autoritaire, téméraire face à l'adversité. Pendant le confinement, le chercheur d'or Joe Travers entreprit un retour à la maison, Erie Pennsylvanie. Pas une mince affaire de mettre la main sur certains documents sonores tant le Vault regorge de mauvaises surprises genre des pochettes qui ne contiennent pas les bonnes bobines. Heureusement que les fouilles ont porté leurs fruits tant le travail accompli tient du miracle. Il se passe tellement de choses sur ces trois soirs (dont un dernier, deux ans plus tard, un peu en dessous) qu'il est aujourd'hui inconcevable de passer à côté.

Zappa / Erie est aujourd'hui l'un des tous meilleurs documents Live existants de Frank Zappa quand il est question de causer rock. Dans tous les sens du terme. A cette époque, Zappa et ses Mothers of Invention du moment étaient en passe de devenir un évènement à part entière, le truc à voir si tu étais de passage dans le coin. Joe Travers se souvient d'ailleurs, gamin, qu'on présentait Zappa comme celui qui gueulait sur son public. Ce n'est pas faux, tant le second show présenté dans cette impeccable anthologie de la gratte fleure bon l'électricité et la transpiration : amoindri mais pas crevé, Zappa parle du nez, se mouche, tousse gras (ses zikos se fouteront de lui, d'ailleurs), déroule une partition totalement énervée, guitares, claviers, marimbas et vocales soul à l'unisson, face à un public d'adolescents dissipés, beaucoup trop alors qu'on se trouve dans un endroit de "high education". Les "sit down!" incessants et à la fin autoritaires n'y feront pas grand chose, ça se calmera un peu tout seul car l'orchestre du soir envoie du lourd : on pensera bien évidemment au voyage cosmique des deux parties de Dupree's Paradise et à Don't Eat The Yellow Snow découvert il y a quelques mois et favori du public. Ca ne pouvait que se clôturer dans la bonne humeur et le professionnalisme même si l'amertume est de mise. Frank Zappa confiera d'ailleurs aux excités qu'il aurait vraiment préféré se barrer dans le Montana quand il a affaire à un public pareil. Ambiance.

Le premier soir à Erie Pennsylvania était en tout cas plus paisible. Zappa prévient quand même d'entrée les types de devant de s'asseoir, la configuration de la salle, pouvant accueillir environ 4000 personnes, n'aidant certainement pas. Mais quelle soirée ! D'entrée, l'échauffement (qui aux dires d'un journaliste présent ce soir-là a duré des plombes) envoie du lourd : Cosmik Debris dure lui aussi trois plombes mais est d'une classe dingue. Le set, très Roxy, laisse entre autres échapper des bribes d'un Inca Roads ici bien plus qu'un prototype, un Montana avec des gerbes de grattes à se damner, un Dupree's Paradise en deux parties voguant entre le progressif, le jazz et le rock et un long medley sixties pour fêter les dix ans des Mothers à la valeur plus historique qu'émotionnelle. L'émotion arrivera très vite though : Son of Orange County/ More Trouble Everyday est le sommet absolu de ce soir de mai 1974. Le premier d'abord, parce qu'il est traversé de fulgurances à la guitare et d'un solo bouleversants, le second parce qu'amorcé avec une énergie et une conviction peu commune. Tout est à l'unisson, rien n'est à côté, on vit un grand moment de musique. On peut vraiment aller se pieuter tranquillement après ça. Il faudra bien un Montana capté à South Bend dans l'Indiana pour nous réveiller de ce joli rêve, dont les "poopoo and poopoo tadida" nous décrochent bien des sourires amusés.

De retour à Erie deux ans plus tard alors au sommet de sa popularité, Zappa convie un band réduit qui a bravé le chaos de l'organisation (retard à l'arrivée, blizzard, matériel scénique manquant) pour présenter Zoot Allures et, plus précocement, des titres qui seront encore joués l'année d'après à Halloween et sur Sheik Yerbouti. Le groupe a clairement viré hardrock, se cherche malgré tout encore plus dans l'expérimentation (The Purple Lagoon, pas évident celui-là) et joue sur la corde de la nostalgie avec des titres pas indispensables de Chunga's Revenge. A côté du répertoire puissant de 1974, You Didn't Try To Call Me, Would You Go All The Way, City of Tiny Lights, Wind Up Workin' ou encore Dirty Love paraissent bien en dessous, Black Napkins finit même lui aussi par ennuyer un chouille. Aussi l'apport de Bianca Odin, rare chanteuse et choriste féminine de Zappa, n'apporte au final pas grand chose de bien excitant à cette anthologie Erie (et son visuel génial) qui est de base à la fois un grand témoignage du tourbillon rock de l'année 74 et un grand document d'imprégnation des vapeurs dangereuses qui peuvent s'échapper de temps à autres des gradins. On ne boudera pas notre plaisir car Zappa / Erie est truffé de très grands moments de musique directe, brute, d'une complexité parfois délirante, captés dans des conditions qui ne sont pas les plus simples et qui donnent tout le piment au plat 3 étoiles du Guide Moustache. Un must total.

XavierChan
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le 15 juil. 2022

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