"You Want it Darker" : la vie sans espoir, la vie retrouvée à jamais.

C'est pour moi un tour de force, digne de l'éclat lunaire du premier album "Songs of Leonard Cohen" (1967), bien que l'étincelle, ici, presque éteinte est enveloppée d'une noirceur déconcertante.


Un homme au seuil de la mort, profondément sage et vertueux car il sait qu'il à encore tout à apprendre et à éprouver mais qui prépare douloureusement ses derniers adieux, débarrasse de ses valises le superflu dans la masse de souvenirs et d'émotions vécues ("Traveling Light").
Le style de Leonard Cohen est à son paroxysme, le discours est limpide, évident. Les chœurs féminins (et masculins, c'est une nouveauté) sont convoqués et viennent souligner des mélodies sobres et imparables qui empruntent autant au "great American Songbook" qu'au Blues, au Gospel mais aussi aux musiques traditionnelles européennes et juives ("You Want it Darker").
La voix du poète plus abyssale que jamais, qu'on connaissait caverneuse depuis quelques années, est en plus rocailleuse et vient râper les mots. Les emphases sur certains mots sont troublantes "there's a lullaby for suffering" dans "You Want it Darker" ou bien "I used to play one mean guitar" dans "Traveling Light".
La noirceur du propos nous rappelle le romantisme tragique du "Songs of Love and Hate" (1970) mais dans cet album le ton est différent : Cohen, qui n'a jamais été aussi près de la mort, de Dieu, de ses amours passés et perdus (dont sa muse Marianne Ilhen décédée récemment) s'entretient avec eux. La possibilité du paradis est loin. On est plutôt dans une chambre froide et mal éclairée où le chanteur-poète fait face à ses obsessions dans une grande conversation où l'espoir n'a plus de place - et c'est tant mieux. La fin de vie sans espoir est un lieu de confrontation au réel, débarrassé des attentes, projets et espérances qu'on ne peut se permettre que dans notre jeunesse.


Et bien que Leonard Cohen soit "prêt à mourir" ("I'm ready my Lord" dans You Want it Darker), il n'en est pas moins digne et alerte. La vie ne se rend pas. La relation à Dieu est elle, est plus poignante car toujours mêlée de doute, d'hésitations. Cohen apostrophe son Dieu et le passe en interrogatoire. Cohen joue encore aux échecs avec la mort, il joue si bien qu'on lui souhaite de gagner. Dans une interview récente pour la présentation de l'album, le poète rectifiait cette phrase inquiétante



I'm ready to die



en précisant avec beaucoup d'humour (humour qu'il n'a pas abandonné dans l'album) qu'il arrive qu'un homme tend à sa propre dépréciation. Il ajouta ensuite :



I intend to live forever



avec un sourire humble. Mais, peu importe la mort, il est déjà, et à jamais immortel.


Highlights : "You Want it Darker" / "Traveling Light" / "Steer your Way"


Si vous ne connaissiez rien de Leonard Cohen, de sa musique et de sa poésie je vous invite chaleureusement à jeter un coup d'oeil sur la liste chronologique annotée que j'ai faite à son sujet. Le discours est fervent mais sincère :


Introduction Passionée à Leonard Cohen et sa musique

Montremolle
10
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le 23 oct. 2016

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Montremolle

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