Brassens a toujours, pour moi, comme un goût de regret. Je crois que, parmi tous les artistes que je vénère, il est celui que j'aurais le plus aimé connaître et avec lequel je me serais fait une fierté de sympathiser. Il est le seul dont je me dise sans hésiter : c'était un bel homme. Celui dont l'univers musical me paraît le plus proche de la personnalité.
Et cet univers musical est formidablement représenté dans cet album, à travers toutes ses facettes.
D'abord nous ouvrons sur Les Trompettes de la renommée. A priori une petite chanson bien joyeuse où on nous parle de morpions et de catéchumènes fornicateurs. Mais derrière cette apparence joviale se cache une critique de l'industrie de l'édition musicale ainsi qu'un regard exceptionnellement lucide sur sa propre carrière. Brassens savait qu'il devait sa renommée à un facétieux gorille rapidement interdit d'antenne. Le caractère "joyeux luron" du singe et de son créateur ont vite donné une certaine réputation au chanteur, et surtout ont fait naître l'image de Brassens "chanteur osé". Or, on sait tous que limiter Brassens à cela, c'est commettre l'erreur de passer à côté de chansons sublimes.
Voilà de quoi se plaint Brassens ici. D'une industrie qui attend de lui des chansons osées, qui sont plus vendeuses commercialement. Au risque de tomber dans le vulgaire. Brassens savait qu'il devait sa réputation à un mal entendu. Il est rare de voir quelqu'un affirmer cela et chercher, en pleine célébrité, à redresser la barre (façon de parler, bien entendu) et remettre de l'ordre dans son auditoire.

Brassens, c'est aussi cet amour infini et sincère pour les petits, les faibles, ceux qui sont rejetés par les autres, les sans-grades, etc. Cette tendresse incroyable que l'on retrouve chez Jeanne, une des rares chansons à me mettre les larmes aux yeux par sa bonté et son humanité.
"chez Jeanne, la Jeanne,
On est n'importe qui, on vient n'importe quand
Et comme par miracle ou par enchantement
On fait partie de la famille."
Cet amour sincère des personnes simples et humaines l'entraîne également à prendre la défense de ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale. Ici, l'album de conclue par un portrait là encore émouvant des prostituées, portrait dénué du moindre sous-entendu moqueur ou grivois, mais au contraire sensible.
La défense, aussi, de ceux qui sont jugés selon les apparences. Ainsi, cet abbé, que l'on condamne parce qu'il a laissé échappé une marguerite de son bréviaire.

Brassens, c'est également un connaisseur de la littérature. Sa plume montre une maitrise rare du français, y compris dans le mélange des niveaux de langue, passant du soutenu à l'argot, mais sans jamais être vulgaire. L'album recèle une de ces nombreuses mises en musique d'un poème (Si le Bon Dieu l'avait voulu, de Paul Fort) qui colle à merveille à l'univers de Brassens.
Et puis, il y a Marquise. Reprise d'après les stances de Corneille, avec un couplet final sous forme de chute écrit par Tristan Bernard, la chanson fait partie des moments plus légers qui ponctuent ce disque et instaurent un équilibre entre chansons sérieuses et chansons joyeuses. L'autre moment plus léger reste la désormais très célèbre "Le Temps ne fait rien à l'affaire".
Et puis, il y a les chansons engagées. Brassens savait magnifiquement bien employer l'ironie. Là où certains se contentent de répéter "La guerre, c'est mal", lui prend le parti inverse : "la guerre c'est bien", et d'en énumérer les "qualités" : celle de l'an quarante "fut longue et massacrante", les guérillas sont des "guerres saintes, guerres sournoises", etc. Tout cela pour vanter les "mérites" de la guerre de 14-18.

Pour finir je me dois de parler de l'exceptionnelle chanson "Les Amours d'antan", véritable chef d’œuvre tant dans les paroles que dans la musique. Trop souvent on loue, à juste titre, les qualités de parolier de Brassens, mais il ne faut surtout jamais oublier quel compositeur génial il fut. Sa musique, d'apparence simple, est en fait magnifiquement calibrée pour aller avec les paroles et créer les émotions adéquates. Et la contrebasse de Pierre Nicolas souligne à merveille les accords subtils de la guitare du chanteur. C'est le cas, au paroxisme, dans cette chanson émouvante sur le temps qui passe, sur la nostalgie de la jeunesse perdue, sur une époque révolue où tout paraissait plus simple parce que nous étions plus jeune et plus insouciant. "La marguerite commencée avec Suzette, On finissait de l'effeuiller avec Lisette Et l'amour y trouvait quand même son content".
Avec, une fois de plus, cet amour des gens simples ("C'étaient, me direz-vous, des Grâces roturières, Des nymphes de ruisseau, des vénus de barrières, Mais c'étaient mes amours, excusez-moi du peu"). Et cette poésie qui transforme de petites amours en chef d’œuvre littéraire.
Il y a, ici, tout ce qui fait mon admiration, mon amour pour Brassens. Chaque aspect de son génie est représenté dans ce disque, et je l'écoute toujours (comme chacun de ses albums, d'ailleurs) avec ce mélange de vénération et de regrets pour un homme qui me paraît si proche et que j'aurais tant voulu connaître.
SanFelice
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le 1 sept. 2014

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