Fahey dans le grand Sud : au pays du Blues qui transpire, souffre... et meurt.

1964 offre une petite bouffée d'air frais pour John Aloysius Fahey. Délivré de Berkeley, de ses hippies et du cursus philo qui ne lui plaisait qu'à moitié, il est invité à suivre un programme universitaire pour étudier le folklore qui lui vaut de déménager au sud de Los Angeles. Il y publiera d'ailleurs sa thèse sur Charley Patton le bluesman quelques années plus tard. Là-bas, il se fait quelques potos avec lesquels il partage des intérêts pour l'histoire de la musique en général et du blues en particulier. Des amis avec lesquels il explore le Sud du pays et redécouvre un certain Skip James, bluesman mythique à fleur de peau et au falsetto hanté. Cette échauffourée dans les plantations, lieux lourds d'histoire pour qui s'intéresse au blues et à la souffrance des noirs, inspirera Fahey qui, sitôt rentré au bercail, se précipite dans son studio d'Adelphi, Maryland et compose à toute berzingue.


Il racontera après-coup que c'était la seule fois qu'il avait jamais enregistré sous l'emprise du whisky et de l'amie Marie-Jeanne. En trois jours à peine, il enregistre plus de 30 morceaux, dont 11 seulement paraitront sur le disque final, judicieusement nommé The Dance of Death & other Plantation Favorites. Durant les sessions, John n'utilise pas sa guitare, qu'il estime alors de trop piètre qualité, et emprunte celle de son ami Bill Barth, une Gibson avec une hauteur de corde importante par rapport au manche, ce qui est nouveau pour Fahey et l'empêche de tenir ses cordes aussi bien qu'il le voudrait. Bon, ça c'est lui qui le dit, je ne vais pas faire croire que j'entends concrètement la différence.


Cette session effrénée contribue à donner à ce Dance of Death une forte cohésion, plus forte sûrement qu'aux deux opus précédents ; on pourrait en effet croire que tout a été enregistré live en une fois. Paradoxalement, rentrer dans ce disque m'aura pris beaucoup de temps. Bien plus que pour le rudimentaire et mal enregistré Blind Joe Death, le curieux et ambieux Death Chants, ou encore le « lo-fi » Transfiguration of Blind Joe Death. Après réflexion, c'est probablement parce qu'il cache bien son jeu sous des airs très classiques. De fait, Fahey ne s'autorise pas vraiment de débordements quelconques comme il a pu le faire sur Death Chants – pas de flûte, c'est un plus ! Il ne s'en va pas non plus trop loin parcourir des contrées aussi mystérieuses que celles défrichées sur des pièces passées telles « Stomping on Alabama... » ou même « Sligo River Blues », en allant piocher ici et là des thèmes de musique classique contemporaine à intégrer à ses blues. Ici Fahey semble bien plus direct, plus strictement concentré sur le blues, dans son métissage avec la folk ou la country. En témoignent d'ailleurs des pistes comme « Worried Blues », « Revelation on the Banks of the Pawtuxent » ou encore « Give Me the Corn Bread When I'm Hungry » qui peuvent tromper par leur aspect presque banal quand on connait les penchants iconoclastes de leur auteur. Ce serait sans compter que tout ce qui se trouve entre ces pistes, le véritable cœur de cet album, la preuve que derrière ses faux-airs de répertoire folklorique (jusqu'au titre trompeur : « … & other Plantation Favorites », tandis qu'il s'agit quasi-exclusivement d'originaux) ce disque cache une véritable profonde, un cœur ardent et sombre qui paraît véritablement explorer la souffrance des exploités des susdites plantations sudistes.


Dès l'introduction, « Wine & Roses » qui sera plus tard réarrangée en « The Red Pony », Fahey nous balance l'air de rien en trois minutes une de ses compositions les plus hantées, pont sombre et improbable entre la guitare espagnole et le vaudou. Plus loin, en duo avec le même Bill Barth mentionné un peu plus haut, « On the Banks of the Owchita » parvient à nous envahir de sérénité, pour nous amener jusqu'à une véritable liesse lorsque le climax du morceau se déploie. « Variations on the Coocoo » est une véritable lutte incantatoire contre l'angoisse au rythme endiablé. Les deux « épiques » du lot sont également exceptionnelles dans leur genre : « What the Sun Said » est un formidable melting-pot brûlant, contenant en son sein les germes de thèmes futurs (comme ceux qui feront l'immortelle beauté de « On the Sunny Side of the Ocean » un an plus tard), tandis que « Dance of Death », authentique sommet du disque à mon sens, nous plonge dans un monde mi-figue mi-raisin, où chaque sourire est teinté de menace, où l'harmonie ne dure jamais longtemps et finit par se parer de dissonances rampantes.


Question mythes et légendes, Fahey s'en donne également à cœur joie dans les notes de pochettes, prenant les traits d'un expert musicologue de Takoma à la recherche de John Fahey et retraçant son parcours, mêlant comme à son habitude fait et fiction, pompeux et moqueur, sérieux et second degré dans un style inimitable. Je ne ferai pas une nouvelle fois l'effort de vous les traduire, vous les trouverez facilement sur l'ami wiki, un peu d'autonomie que diable ! Dance of Death est bien moins sage qu'il ne le laisse entendre à la première écoute, au contraire il laisse à voir un John Fahey en pleine transition, explorant de fond en comble ses influences blues et folk avant de laisser exploser son génie de compositeur. Et ce coup de génie viendra bien assez tôt, l'année qui suivra, le long d'un disque qui le laissera... transfiguré.

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le 23 déc. 2015

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T. Wazoo

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