Violator
7.8
Violator

Album de Depeche Mode (1990)

"Reach out and touch faith" 

"As minimal as Depeche Mode can be"                                                           

Dave Gahan, Melody Maker, 1990  


Violator est un album clinique, aussi sale que peut l’être un couloir d’hôpital. Il définit la redescente personnifiée par la décennie 1990 après les excès synthétiques et ensoleillées des 80’s, la tempête après la tempête. Considéré quasi-unanimement comme le meilleur album des minots de Basildon, Violator n’a jamais été mon favori, ayant tendance à lui préférer son successeur miraculé (Songs Of Faith And Devotion, 1993) ou l’abrasif et morbide Ultra (1997) ou encore, pour un exemple au passé, l’orgiaque Black Celebration, Martin Gore et ses jupes de cuir, ses « questions of lust ». Mais l’on se doit réellement d’aborder le cas Violator car, s’il n’est pas mon favori, il est très clairement (avec Music For The Masses, 1987) l’un des albums phares de Depeche Mode. Alors voilà, un œil neuf et nouveau sur le recueil à la rose, sorti le 13 mars 1990 chez Mute. 


Nous avions déjà abordé Music For The Masses dans une autre chronique au début de l’été (voir ici), ou le moment où Depeche Mode se rend compte de son pouvoir de contrôle des stades. Le son a nettement mûri, aidé en cela par le producteur de Tears For Fears, David Bascombe. La trajectoire sonique du groupe est un magnifique exemple graduel, prenant en qualité à chaque nouvelle sortie. Du très synth-pop (voir poppy) Speak And Spell (1981) à l’illusoire mélasse, mais pas inintéressante, de The Broken Frame (1982), de la découverte du sampling de Construction Time Again (1983) à la techno industrielle germanique de Some Great Reward (1984) en arrivant enfin à l’orgie gothique de Black Celebration (1986), au rythme d’un album par an environ, le son de Depeche Mode s’affine et atteint la production claire, commerciale et expérimentale de Music For The Masses


Le songwriting de Martin Gore, parti de l’hésitation due à une place pas forcément choisie et voulue (le départ de Vince Clarke, fondateur de Depeche Mode, parti fonder Yazoo avec Alison Moyet le propulsa à ce rang) vient toucher une certaine aisance et des thèmes réguliers et maîtrisés. L’on y retrouve la désillusion religieuse et amoureuse, un cynisme sur l’humain et ses actions cachées, un goût subtil de l’interdit. Le lutin péroxydé est rentré dans le rang avec Music For The Masses, laissant à nouveau la place au baryton développé de Dave Gahan, se métamorphosant peu à peu en réincarnation du mythe de la rockstar destroy, disparu avec Jim Morrison et la désintox de Keith Richards. Il se fait pousser la barbe, ses cheveux s’allongent, il s’accroche à la dope et écoute Jane’s Addiction, vous voyez vers où l’on va. 


Alan Wilder, « pièce rapportée », fait tourner la machine musicale, profitant de sa formation classique pour élaborer de nouvelles sonorités pendant que les autres maraudent dans les clubs. Andy Fletcher, pas encore hypocondriaque, assure le capital sympathie d’un groupe qui s’assombrit, s’éloignant de la pop où il a fait ses armes pour arriver à un rock mâtiné d’électro. 


Bien, la présentation est faite. Maintenant, prenez tout cela et jetez-le, brûlez-le, revenons à une page blanche. C’est 1990, c’est un nouveau départ. Si 1980 avait vu les masses abandonner le rock pour se jeter dans une pop new wave et synthétique, quelques fois vaine, quelques fois aboutie, 1990 voit le retour de celles-ci dans les bras lubriques du rock, puant les nuits consommées et les cigarettes sèches.  


Ce renouveau est caractérisé par deux albums, Achtung Baby de U2 et Violator. Ils ont en commun d’avoir été supervisé par l’ingé-son de Nick Cave, le bien-nommé (et bien-heureux) Flood. Non pas que bien des albums intéressants soient sortis au début des années 1990 (citons Hell’s Ditch des Pogues ou le fabuleux Songs For Drella de Lou Reed et John Cale) mais aucun n’a eu le succès commercial de ces deux mastodontes. 


Après la tournée « For The Masses », Depeche Mode se sent arriver au bout de sa recette et alors que le succès total lui tend les bras, le groupe décide de prendre une tout autre direction. Ordre est donné au maquettiste du groupe, Martin Gore, d’apporter les démos les plus sobres possible, « seulement les mots et les accords » pour reprendre Dave Gahan. Des démos simples, à la guitare ou à l’orgue. Tutti.


Dans un trip européen, Depeche Mode et Flood entreprendront de mettre sur pied ce nouveau jalon, passant par la France et l’Allemagne, Madrid et Milan, un jalon organique. Wilder se met à la batterie (première fois que cet instrument apparaît chez Depeche Mode) et Martin, perfecto et Gretsch sanglés, redevient rock’n’rolleur, tandis que Dave éructe et se réinvente dans un mythe perdu. 


Le premier titre nous embarque directement. Quelque chose a changé et seulement trois ans se sont écoulés depuis Music For The Masses. «World In My Eyes», un Depeche Mode mature, où les voix rugueuses et douces de Dave et Martin s’enlacent, une invitation au voyage aux nappes de synthétiseur vaporeuses contrastant avec la sécheresse des percussions électroniques. Ce fut la chanson préférée du regretté Andy Fletcher. 


C’est la batterie de Wilder, frappe métronomique, qui rythme l’entrée de «Sweetest Perfection», où la voix vénéneuse de Martin Gore n’a jamais atteint une telle noirceur. Nous pourrions comparer ce titre au «The Things You Said» de l’album précédent, mais ici Martin semble avoir abandonné l’amour pour se concentrer sur la satisfaction personnelle et momentanée, cela par les opiacés, «Sweetest Perfection, sweetest injection of any kind». La chanson prend rapidement la direction du Depeche Mode des années 90, avec une batterie franche et des synthés plus discrets mais plus directs. Réussite.  


Arrive l’emblème, appelez vos Jésus personnels, atteignez-le et touchez la foi, simplement de votre téléphone. Inspiré par l’autobiographie de Priscilla Presley, traitant de son King de mari et d’où il puise sa formule, Martin Gore livre peut-être le meilleur titre de Depeche Mode,«Personnal Jesus». Bluesy, une guitare râpeuse, des percussions désynchronisées, des éclairs soniques, c’est un monument d’arena rock dans la digne succession de «Never Let Me Down Again». Repris par Johnny Cash en 2002, cela vu comme une digne consécration par son auteur, «Personnal Jesus» est un bijou qui se fait redécouvrir à chaque écoute, sa fin électro surprenant toujours après les affres du blues que Depeche Mode approfondira avec Ultra (1997) et Delta Machine (2013). Le groupe de Basildon a fait du chemin, auraient-ils pu croire en 1981 du haut de leurs synthés Roland que leur plus gros hit serait un rock à guitare ?


Le proto-orchestral «Halo» représente l’une des meilleures performances vocales de Dave Gahan, sur un rythme électronique rapidement rejoint par la batterie forte d’Alan Wilder. Le vidéoclip montrait  un Gahan en  "most strongest man of the world", entouré de pin ups, dans une ambiance superficielle en inadéquation avec le texte sombre de Martin Gore. C’est une ode au désabus et à la solitude, où l’auteur assure des chœurs cristallins en parfaite adéquation avec les effets orchestraux synthétiques. On reconnaît le même type d’exercice que sur «Pimpf» sur l’album précédent, mais cette fois mis en mots. C’est amplement réussi, dégageant une ambiance malsaine mais baroque, preuve d’un terrible progrès du groupe. 


Curieusement (ou pas), c’est  “Waiting For The Night” qu’ont choisi Dave et Martin pour entamer le rappel du Memento Mori Tour, sur les routes du monde depuis la fin du printemps. De tout Violator, c’est certainement le moment le plus doux, le plus pur. Les deux vocalistes se complètent absolument et attendent la nuit, «qui nous sauvera tous». C’est très estival, pas triste : plutôt mélancolique. La nuit préserve de la réalité… dorment-ils ? Ou est-ce un découchage ? Nous tâcherons de leur demander. Dans tous les cas, c’est un très beau moment, peut être le moins cynique de Violator (mention spéciale aux chœurs trafiqués de la fin du titre). 


«Enjoy The Silence» est le deuxième gros hit du disque, et de Depeche Mode en général. Branchez n’importe quelle radio FM, ne soyez pas surpris du passage de cette chanson, véritable emblème du groupe. A l’origine sinistre ballade folk agrémentée d’un harmonium, elle fut transformée par les forces conjointes de Flood et Wilder en véritable hymne dance. Il ne faut pas oublier que Depeche Mode, notamment aux US, fut une des formations majeures de la scène dance underground, notamment via le fait que tous leurs principaux singles furent sortis en maxi-singles (par fierté indépendante et underground certainement), dont profitent amplement le circuit des clubs. 


« Des mots comme violence brisent le silence », et cette techno ambiante est complétée par une sublime ligne de guitare signée Martin Gore, sans fautes et hypnotique. Le clip d’Anton Corbjin, véritable effort de narration et montrant un Dave Gahan errant dans les Alpes habillé comme un roi contrebalance avec la désaturation des extraits de Music For The Masses et même de «Personnal Jesus».  Le film fit la joie des teenagers plantés devant MTV et fut adoré par tous, sauf par Gahan, mourant de froid et se trouvant ridicule. Dans tous les cas, «Enjoy The Silence» est un classique, à mettre dans toutes les playlists, si ce n’est pas déjà fait. 


Le dernier hit de Violator se retrouve dans la personne de «Policy Of Truth», au titre ma foi très administratif. En réalité, Martin Gore nous parle ici de fidélité. A quoi ? Nul ne le sait. C’est le retour de la batterie de Wilder, sèche et traitée, «énoiffiée» j’oserai même, la chanson est également rythmée par des hammers de guitare trafiqués. «Policy Of Truth» est la piste de Violator à redécouvrir, et semble être un étrange flash-forward vers la jungle industrielle et le drum’n’bass saturé d’Ultra. «Never again is what you swore that time before», c’est une étrange confrontation. Les grands garçons de Depeche Mode s’adressent-ils aux minots anglais qu’ils étaient une décennie auparavant ?  


«Blue Dress» est ma favorite, une petite comptine cachée dans l’album et leur répertoire. Au synthé du début créant une atmosphère distordue et malsaine se heurte la douceur de l’ambiance et des mots de Martin Gore, proche de la transe lors de son interprétation. Il demande seulement qu’elle mette la robe qu’il préfère, de couleur bleue. C’est si simple, et il se demande pourquoi cela le rend si heureux. «Blue Dress» est assez expérimentale, on y retrouve un grand piano matraqué et une guitare tronçonneuse (très Vian ces comparaisons !) telle que l’on pouvait en retrouver chez Robert Fripp ou Adrian Belew, sans parler des nappes orchestrales synthétiques et des vocalises dramatiques mettant fin à la chanson. C’est sublime, c’est doux. 


«Clean» termine le bal, commençant par une basse samplée chez Pink Floyd, celle du «One Of These Days» de Meddle (1971). C’est industriel et torturé, Dave Gahan annonce qu’il est clean, qu’il ne tombera pas et qu’il a changé. Étrange, puisque clean il l’est encore à peu près. Il s’accrochera vraiment à l’héro durant le World Violation Tour, tournée triomphale d’excès suivant la sortie de Violator. La dope lui coûtera même la vie (OD de speedball), avant de miraculeusement ressusciter après quelques minutes de mort clinique et d’enfin entamer une réelle désintox. Peut-on voir dans «Clean» un avertissement de Martin Gore à son camarade, sachant qu’il est lui-même en proie à des problèmes croissants avec l’alcool ? Dans tous les cas, ce titre termine Violator avec brio, et propre en plus ! 


Parti d’un titre excessif et ridicule pioché dans le meilleur de la poésie des métalleux (nous ne sommes pas si loin de l’Orgasmatron de Motorhëad finalement), Depeche Mode se réinvente totalement, abandonne la pop et se jette en pâture au rock, affamé car laissé sur le côté durant une décennie. Il les dévorera et les laissera quasi-morts. C’est l’électro, c’est la techno, c’est Ultra qui les sauvera.  Alors Violator est-il le meilleur album de Depeche Mode ? Sans aucun doute : il est presque parfait, l’équilibre est préservé, les choix sont assumés, la rupture est franche mais subtile. De grandes chansons ponctuent cet album, des hits inusables que nous ponçons toujours aujourd’hui. Sa perfection le rend à mes yeux injugeable (qu’y a-t-il encore à découvrir ?), sa légende inoxydable me fait m’intéresser plus à son successeur, le plus sombre et rocailleux encore Songs Of Faith And Devotion  qui mérite quant à lui amplement sa redécouverte, à jamais dans l’ombre du monstre sacré qu’est Violator


Quoiqu’on puisse en dire, Depeche Mode est un groupe important, ses disques sont importants tous autant qu’ils sont, et Violator est l’un des fleurons de cette discographie riche et mystérieuse qui s’étale jusqu’à aujourd’hui. Alors rentrez chez vous, pensez au vide de votre vie, faites votre Dave Gahan,  appelez Jésus, tuez-vous et ressuscitez, mais écoutez Violator avant tout cela. 


C’est qu’il en vaut la peine ! 


Violator, ma rose noire. 


Lien vers ma chronique de Music For The Masses


"World In My Eyes"


"Sweetest Perfection"


"Personnal Jesus"


"Halo"


"Waiting For The Night"


"Enjoy The Silence"


"Policy Of Truth"


"Blue Dress"


"Clean"

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le 27 déc. 2023

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