Rappelons encore une fois, une dernière, les faits : immense groupe pop ayant s’étant progressivement libéré de ses préoccupations mélodiques pour embrasser une musique de plus en plus atmosphérique (… puisqu’on n’oserait jamais prétendre que l’inspiration a déserté Henk Hofstede !), Nits (ces cigales déguisées en poux) se sont trouvés fort dépourvus le jour où la bise fut venue. Dans leur cas, la bise glaciale a pris la forme d’un incendie qui détruisit la « maison » du groupe, le Studio De Werf : cet endroit privilégié, secret, où ils composaient, enregistraient, gardaient leurs instruments, leurs archives, tout ce qui avait constitué une vie entière de musique, est parti en fumée en un jour maudit de mai 2022. Ironiquement, alors que leurs derniers albums étaient consacrés principalement à la recréation de leurs souvenirs d’enfance, de leur passé, voilà que tous les vestiges de ce passé leur étaient ravis par le feu.

Heureusement, les bandes de NEON, leur nouvel album, déjà enregistré, avaient déjà été transférées ailleurs, et l’album put sortir comme prévu fin 2022. Le problème était alors le suivant : comment faire pour repartir de l’avant, à plus de 70 ans, quand on n’a plus de base, alors qu’on n’a plus d’arrières où se replier si nécessaire ? Le nouveau disque du groupe – qui n’est pas un album complet, mais un EP de 6 titres et 24 minutes – n’apporte pas (encore) de réponse, puisque Henk Hofstede, Robert Jan Stips et Rob Kloet ont décidé de revenir (une dernière fois ?) sur les lieux et au moment du désastre. De recréer musicalement l’incendie, et le choc immédiat de la constatation des dégâts.

La déclaration « officielle » du groupe explicite clairement le propos de Tree House Fire : « Le 16 mai 2022, notre studio De Werf a entièrement brûlé. Le feu a tout emporté. Le feu nous a offert cet album. L’Arbre est toujours debout. L’oiseau chante toujours. » Chacune des six chansons considère donc l’incendie d’un point de vue différent : il y a le moment, il y a le lieu, il y a l’évènement, il y a les témoins, il y a ce qui reste ensuite, et en conclusion, il y a l’impossibilité humaine d’échapper au destin. Et le tout constitue un bilan complet. Inévitablement, la mélancolie, un sentiment depuis longtemps présent dans les meilleures compositions de Henk Hosftede, domine : mais Tree House Fire est aussi d’une grande sérénité, qui finalement nous réconforte.

Musicalement, sans surprise pour qui est familier de la dernière trilogie du groupe (Angst, Knot et NEON), les morceaux ne sont plus construits comme autrefois sur des mélodies faciles à retenir et à chanter, mais plutôt sur des ambiances complexes, subtiles, riches de sonorités nouvelles ou éternelles. Certains utilisent désormais le terme de « densité » pour décrire la qualité actuelle de la musique de Nits, et il est vrai que leur respect bien connu pour l’œuvre de Leonard Cohen (un respect apparemment retourné par le barde canadien) est ici plus visible que jamais, y compris dans l’utilisation de voix féminines – parfois dans un registre « soul » – pour appuyer le chant de plus en plus mesuré de Henk.

L’ouverture, Month of May, transforme l’inventaire des dégâts en un élan romantique, quasiment lyrique, comme si l’on pouvait trouver un sens en en faisant un spectacle… Un « réflexe de survie » immédiatement contredit par le pointillisme minutieux de Big Brown Building Burning, où l’étrangeté ultime de la catastrophe semble contemplée derrière un écran de chagrin. The Tree est sans doute le titre le plus aimable, le plus « typiquement Nits », et The Bird et The Attic les plus spectaculaires dans leurs effets musicaux inventifs et impactants. La conclusion de The Wind Has No Clothes reprend les mots de The Attic, mais dans une perspective plus large, plus réflective aussi : bouleversante, elle résume parfaitement la maîtrise émotionnelle du groupe : « le vent n’a pas de vêtements, la pluie n’a pas de chaussures… le feu n’a pas de cœur. Il fait si froid, le soleil ne brille pas« .

Quant à la suite, elle viendra en son temps… Pour le moment, Nits repartent sur la route pour fêter avec nous leurs 50 ans de musique. Gageons que le feu qu’ils allumeront dans nos cœurs une fois encore sera le meilleur moyen d’oublier l’incendie du Studio De Werf.

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/01/23/nits-tree-house-fire-comment-survivre-a-la-destruction-de-notre-monde/

Créée

le 23 janv. 2024

Critique lue 19 fois

2 j'aime

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 19 fois

2

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

152

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

105

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

187 j'aime

25