Third Ear Band
7.1
Third Ear Band

Album de Third Ear Band (1970)

En 1970, quatre anglais inventaient l'Univers. Sans bien sûr que ce dernier en soit dûment averti. Car qui à l'époque aurait pu s'approprier un tel microcosme inédit ? La scène progressive naissante aura pu être attirée par le concept mais rebuté par une absence aux trois quarts de toute mélodie, ou même de structure propre au sein de laquelle « progresser ». La scène jazz sera éventuellement restée par curiosité le temps d'un « Fire » plutôt free, et aura pu s'intéresser à ces faux-airs d'improvisation vite fait avant de s'en retourner à une musique laissant une place de choix à l'ego du musicien et ses solos. Quant à la scène folk (la frange anglaise) n'en parlons même pas ; parachutée là à la mention d'une couleur « médiévale » sur une des quatre pistes du disque, elle aura pris ses jambes à son cou tant il n'y a absolument rien de folk là-dedans. Bon, il ne nous reste donc qu'un quatuor hautbois/violoncelle/violon/percus indiennes pour nous offrir sa vision abstraite, impressionniste des quatre éléments, et invoquer un paysage sonore comme on en avait jamais vu, pardon entendu auparavant.


Je disais un peu plus haut que la majorité du disque était dépourvu de mélodies ? Ça n'est qu'à moitié vrai bien sûr, puisqu'on dispose ici d'instruments qui jouent des notes ; il y a bien des notes qui se suivent, mais jamais de motif mélodique organisé, récurrent ni de structure à proprement parler. Le Third Ear Band préfère se centrer sur l'émulation d'une essence particulière (pourquoi pas celle d'un élément, puisque c'est le concept qu'ils ont choisi), tâchant d'en capter l'émanation musicale pour la faire subsister le plus longtemps possible. Ainsi, « Air », « Earth », « Fire » et « Water » et leur durée moyenne de 9 minutes auraient aussi bien pu en faire deux fois moins, comme s'étaler sur deux fois plus de temps, ou pourquoi pas ne jamais s'arrêter. Le groupe s'attèle si bien à retranscrire une ambiance, un paysage, qu'il transmet parfaitement l'impression vivace qu'on entend simplement une captation bornée d'une forme élémentaire qui par définition a toujours été et sera toujours là.


Ainsi, quitte à jouer au petit jeu des interprétations (ce disque s'y prête si bien), chacune des pistes ici peut plus ou moins bien évoquer l'élément auquel son titre fait référence. « Air » est en effet très volatile, avec son petit crescendo de tablas indiennes toujours présent au premier plan tandis que cordes et hautbois flottent et volètent sans but, chaque rencontre entre les deux timbre prenant les traits d'accidents de l'aléatoire.


« Earth » est trompeuse ; c'est probablement cette piste qui en a berné plus d'un croyant s'aventurer dans de la folk celtico-médiévale. Il y a un certain feeling ménestrel oui, mais qui ne dure pas bien longtemps lorsqu'on comprend que le morceau n'est constitué que d'accélérations et décélérations successives et que le semblant de mélodie se répète à l'infini et ne va nulle part (ou alors deux accords de luth-trucmuche constituent une mélodie, auquel cas je rends les armes). De fait, « Earth » a plus à voir avec la formation immuable des reliefs et la tectonique des plaques qu'avec une quelconque plainte éplorée d'un barde éconduit par sa mie.


« Fire » est celle dont on saisira le plus facilement la provenance, tant dès les premières secondes on se voit happé par la moiteur étouffante des drones convoqués par le Band, tandis que les hautbois flamboient ardemment par-dessus, pareils à des flammèches. Le morceau brûle de ce même feu qui alimente les plus fiers improvisateurs free-jazz, sous une forme – encore une fois – plus abstraite. « Fire » s'éteint aussi brusquement qu'elle s'est allumée, comme si un impudent avait balancé un seau d'eau sur le foyer.


Et ça tombe bien car (transition de folie) la prochaine et dernière piste se nomme « Water » et celle-ci est un peu particulière, puisque c'est la moins zarb du lot. Elle comporte une mélodie, déjà. Oui oui, une vraie mélodie, sur fond de doux drones et de samples de vagues. Ce choix n'est pas forcément innocent, comme celui de la placer en fin de disque. Au long de cette première demi-heure atemporelle, le Third Ear Band a créé son petit Univers miniature avec ses propres règles et ses composantes élémentaires. Quelle est donc à présent l'ultime pièce manquante ? Peut-être quelqu'un pour y vivre non ? De l'eau est née la vie, et avec la vie naît la nécessité d'un début et d'une fin... D'une structure mouvante, d'une mélodie pour habiller un morceau, alors condamné à s'éteindre de lui-même.


Le drame dans cette histoire, c'est qu'il y a une possibilité que ce concept ne soit rien de plus qu'une énorme farce, auquel cas je me suis vautré dedans avec un zèle qui m'honore, et quelque part dans un petit coin de l'Angleterre le groupe est en train de se payer ma tronche. Mais quand bien même, ce serait une farce sacrément évocatrice et puissante ! Et 45 ans après, Third Ear Band (ou Elements comme on se plait à l'appeler parfois) résiste encore et toujours à la classification, toujours ni prog ni jazz ni folk ni rock ni quoi que ce soit d'autre. À la rigueur, j'oserais bien tenter une vague analogie avec certains travaux de compositeurs contemporains du genre Edgard Varèse ou Olivier Messiaen, et encore, en faisant partiellement fi de toute notion précise de temporalité. Ou alors, à une version abstraite et avant-gardiste du Penguin Cafe Orchestra qui naîtra 6 ans plus tard (et qui à mon humble avis a dû s'écouter « Earth » en boucle). Mais peu importe, l'essentiel c'est que ce disque existe, qu'il est sacrément bon en plus d'être unique, et que allez l'écouter tout de suite crénom didiou.

T. Wazoo

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5

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