Des moments monumentaux, à la hauteur du Zappa chef de meute ou du guitariste héroïque inspiré, il y en a à la pelle dans cette belle formation des Mothers locatrice du Fillmore East. The Sanzini Brothers? Non, il ne faut pas exagérer. Les immanquables Willie The Pimp, tous exécutés avec d'innombrables riffs sexy ou encore les Shove It Right In de rigueur, présents à chaque show? Pour sûr : c'est avec une attente très peu mesurée pour ces derniers que l'on attend fébrilement chacune de leurs introductions et réintroductions à la guitare et en faire l'un des tous meilleurs morceaux de la période Flo & Eddie, doux et grossiers pitres qui ont fait de chaque show de Frank Zappa en 1970 un authentique moment de happening savamment orchestré. Rappelez vous, cette ville qui est comme un sandwich au thon bien emballé, c'est eux.


N'essayons pas de trouver un sens particulier à cet art bouffon, on ne peut éprouver que de la tendresse et de l'empathie pour ce rock amuseur et alternatif, faisant se confondre compositions pour grand orchestre, rock déluré et performances scéniques avec ce qu'il faut de crème chantilly et de plumes d'oies; les allergiques aux voix haut perchées et beuglements de rigueur n'apprécieront toujours pas ces prestations jusqu'au-boutistes et parfois chancelantes. En revanche, celles et ceux qui tendront l'oreille pour entendre l'implication théâtrale et le sérieux de l'interprétation de l'affranchissable à jeun Billie The Mountain les trouveront touchants.


On le redécouvrirait presque, ce long récit esquinté et souvent interminable sur Just Another Band From L.A mais qui trouve ici un écho bien différent. Son cœur entièrement fait de rock alterne paroles, mouvements et instruments selon l'inspiration du soir : on retiendra l'immense version du 3 juin 1971 à Harrisburg où les guitares extrêmement électriques empruntées à Peaches in Regalia s'emparent de la montagne pour ne plus vouloir la descendre, font s'écrouler les pilonnes électriques dans une furie annonçant éboulements de terrains et incendies de forêt. Un rock progressif aussi narratif que musicalement cohérent, c'est inédit.


La baraque manquerait presque de s'écrouler intégralement sous les variations jazzy totalement libres et affranchies de tout mouvement avant-gardiste ou de musique concrète sur les différents numéros de King Kong, ici tous brillamment exécutés, moins tordus et crispants que dans leur version Uncle Meat / Meat Light; le band en place tente tant bien que mal de se dépêtrer de sa signature musicale première pour se lancer dans plusieurs épisodes de déluges soniques où cuivres et synthés laissent place à des épisodes de pur rock quasi Chunga's Revengien, les spectateurs du premier show, s'ils sont encore parmi nous sur Terre, en trembleraient encore devant la guitare-guru du déjà prodige; sans doute un peu moins devant le toujours aussi inutile solo de batterie de rigueur.


Puzzle sonique enfin assemblé, non sans les habituelles variations de qualité dépendant du matériel d'enregistrement du moment, la famille Zappa s'amuse à rassembler les pistes, dépoussiérer les artefacts bien gardés dans les profondeurs du Vault pour tenter de percer le mystère du père, de Notre Père. Jusqu'à reconstituer intégralement deux moments entrés dans l'Histoire non pas pour leur portée musicale révolutionnaire mais pour leur symbolique forte : cet Encore improvisé avec John Lennon, d'ailleurs formidablement chanté et ponctué de plusieurs soli inhabituels de Zappa à la guitare, qui commencera par annoncer au micro avec une distance déconcertante ce qui va se passer pendant que Lennon s'équipe de sa gratte, l'air de rien, face à un public qui ne croit pas ce qu'il voit, ce dernier étant au sommet de son oeuvre à cette époque. Enfin, ce triste soir de décembre où Zappa se fait bousculer par un type du public après les remerciements ponctuant une version à la cool de I Want to Hold Your Hand des Beatles pour finir quelques mètres plus bas, tordu, bientôt assis pour une année entière, lui qui se tenait pourtant si haut dans la sphère rock imprévisible où les langages musicaux couchent littéralement ensemble pour donner un tout obligatoirement inédit, inclassable.


Écouter l'étrange Zanti Serenade et se réveiller dans un monde fait d'avant-garde, d'électronique et de jam funk ponctué par une annonce de Zappa en toute fin de morceau demandant au public de l'excuser pour le son pas terrible, c'est aussi l'introduction d'un grand moment de débrouille rock, d'improvisations sonores et d'énergie punk : le matos du soir est nouveau (le leur depuis le début de la tournée ayant pris feux à Montreux quelques jours avant), aux dires de Zappa les cordes de sa guitare son un enfer, les lumières et la balance font tâche. Les oreilles habituées aux différentes guitares de Zappa auront deviné qu'il se passe quelque chose ce soir au Rainbow Theatre. Il est intéressant de noter qu'il se passera toujours un peu quelque chose pendant ces presque dix heures d'enregistrements, familiers et pourtant résolument inédits, redondants certes si on s'affère à ne lire que le programme. Tendre l'oreille et scruter l'étincelle qui jaillira d'un riff, d'un arrangement, d'une vocalise surprenante est en soi un devoir de mémoire au-delà du plaisir pur que cela procure.


Tout n'est bien évidemment pas qu'exaltation : Flo & Eddie, first, c'est quand même infernal à la longue. Yoko Ono et ses incantations de mauvaise magie noire, on aurait pu s'en passer allègrement, mais l'enregistrement n'aurait pas été authentique. Les sympathiques mais paresseuses relectures du répertoire de We're Only in It for the Money regardent un peu trop dans le rétroviseur des sixties et paraissent un peu alimentaires, comme pour combler le public qui demandera (décidément) toujours Concentration Moon. Mais ce serait oublier un peu trop vite l'énergie débordante des musiciens et artistes en place, la discrétion du chant de Frank Zappa mais l'omniprésence de sa baguette de chef d'orchestre et de sa guitare qui sait se faire tour à tour brutale, funky, virtuose, tellement au-dessus de la mêlée qu'elle pourrait exploser à tout instant. Ce Mothers 71 est la brillante suite et conclusion d'un chapitre artistique unique avant le grand renouveau et l'abandon progressif d'un rock qui ne se prenait pas le chou.

XavierChan
8
Écrit par

Créée

le 28 mars 2022

Critique lue 80 fois

2 j'aime

13 commentaires

XavierChan

Écrit par

Critique lue 80 fois

2
13

Du même critique

The Hunt
XavierChan
3

Critique de The Hunt par XavierChan

Tromperie sur la marchandise, l'affiche a l'élégance porcine d'un Seul contre tous mais son contenu est en fait une grosse farce guerrière qui ne mérite en aucun cas toutes les accroches putassières...

le 2 avr. 2020

29 j'aime

12

Yi Yi
XavierChan
10

Critique de Yi Yi par XavierChan

Yi Yi sonne comme le chef d'oeuvre du cinéma taïwanais des années 2000, le film-somme d'un cinéaste parti trop tôt, qui avait encore tant à apporter à l'édifice qu'il avait lui-même bâti au cours des...

le 27 févr. 2011

21 j'aime

4

The Velvet Underground
XavierChan
9

Critique de The Velvet Underground par XavierChan

Tout le monde, à part la bande de camés du coin, pensait le Velvet définitivement enterré dans les limbes de l'insuccès commercial, creusant tellement profondément leur propre tombe qu'ils ne...

le 23 déc. 2011

19 j'aime

2