Vu au ciné à sa sortie, j'avais fraîchement accueilli cette resucée du Roi Lion, un Disney qui rend un bel hommage à la hiérarchie, à l'ordre social intangible et, cela m'a sauté aux yeux, au bon vieux patriarcat des familles. Seule véritable source d'enthousiasme, un casting rutilant mettant côte à côte deux de mes icônes, Beyoncé et Childish Gambino.
Ce n'est que de longs mois plus tard, à l'écoute d'un chouette épisode de "Blockbusters", le podcast France Inter de Frederick Sigrist, dédié à Beyoncé, que je découvre l'existence de cet album produit par Queen B elle-même en parallèle de la BO du film, et loué par les invitées du jour. Fonçant sur ma plateforme de streaming musical, je lance avec gourmandise cet album. Quelle claque ! Écouté depuis plusieurs dizaine de fois, je continue à y trouver des pépites.
D'abord une démarche appelant le respect : celle de produire un album choral, accueillant de belles têtes d'affiche afro-américaines (Childish Gambino, Jay-Z, Kendrick Lamar ou encore Pharell Williams - jusque là, rien que de très normal) mais aussi et surtout des artistes africains. Cette ouverture est rare mais salutaire dans une démarche de convergence culturelle. Elle offre aussi une scène d'une rare exposition à de nombreux artistes qui restent encore méconnus en occident et prouve - s'il fallait le démontrer - l'indépendance, le dynamisme, l'originalité des scènes pop-rap-r'n'b-dancehall-afrobeat-etc. africaines.
Ensuite une variété de styles, de rythmes et de textures des plus jouissives ! Chaque morceau a son identité, loin de la linéarité stylistique qui caractérise souvent les albums studios, y compris ceux de Beyoncé elle-même. D'un hymne incantatoire et puissant, presque récité (Bigger), à des tubes Hip-Hop (Mood 4 eva), en passant par des expériences sonores slamées (Nile avec Kendrick Lamar), des complaintes pop profondes (Otherside) ou un afrobeat très stylé (Ja Ara E), il y en a pour tous les goûts. Émaillant ce patchwork harmonieux, les morceaux de Beyonce elle-même sont tous particulièrement réussis et, après un Lemonade engagé mais très expérimental, me font renouer avec les grandes qualités de la chanteuse : son coffre, son charisme, son aisance sur des styles variés, sa grande amplitude de tessiture, la texture même de sa voix. La constante de ce pot-pourri : une furieuse envie de danser !
Enfin des textes dont la qualité se manifeste dès le premier et surpuissant morceau Bigger. Ici, une ligne directrice : l'empowerment. Le refus de baisser la tête, la fierté retrouvée, le soutien à la communauté noire tendent un récit d'une résonance politique nouvelle, parfaitement assumée. Les chroniqueuses de l'épisode de "Blockbusters" évoquaient d'ailleurs un renversement assez récent dans l'engagement de B, lorsqu'à la naissance de sa fille Ivy Blue, elle avait essuyé un torrent de haine raciste sur les réseaux sociaux. Désormais au faîte de sa gloire, sûre d'elle et installée sur son trône, plus rien ne retient la Reine de lâcher ses "goons" (Black Parade) et de reconquérir l'espace des symboliques et des luttes, tant raciales que sociales.
A celles et ceux qui doutent encore de son féminisme ou qui le remettent en cause en invoquant des postures, la mollesse supposée de son engagement ou son statut de business-woman, un morceau, Black Parade, dernier titre original de l’album, répond de manière cinglante et classieuse en synthétisant toute la prouesse politique de The Gift.
Ce morceau est avant tout un formidable éloge de l’afrodescendance et de la culture afro-américaine. Comme bien d’autres morceaux de l’album, il résonne comme un chant d’invocation à la puissance, à la liberté et à la fierté retrouvée.
Beyoncé y embrasse et revendique sa part de sorcière : charmes, rites, tenues, encens, fantômes, tout l’attirail bariolé et mystérieux de l’ensorceleuse, figure si iconique de la représentation de la femme indépendante et subversive, est brandi. Reine des abeilles, sise sur un trône et portée par l’essaim de son peuple, la voilà qui recharge ses cristaux sous la lune pleine. A chaque violence infligée, à chaque humiliation subie, elle répond par un nouveau sortilège. On pourrait croire au folklore, mais ces invocations ne s'arrêtent pas au clinquant ou à l'essentialisme. Beyoncé fourbit ses armes face au patriarcat blanc, proposant une lecture fluide du monde et de ses enjeux, misant sur le pouvoir de la spiritualité, de la parole et des liens, sur la protection de la mémoire ancestrale et du patrimoine commun, renonçant à combattre l'ennemi sur son terrain fait de rationalité, d'individualisme et d'arbitraire.
Dans la grande tradition shamanique, elle lie aussi son pouvoir à la Terre (motherland), sous l’auguste matronage de ses ancêtres et des Orishas, ces divinités païennes caribéennes liées aux éléments. Ce retour à la terre est d’autant plus fort qu’elle le revendique en lieu et place des colons blancs américains qui vouent à leur « holy land » une dévotion contrefaite, déséquilibre incessant entre esprit pionnier, aliénation à la propriété privée et exploitation déraisonnée de ses richesses. Elle affirme donc que les afro-américains ne sont pas étrangers en leur terre, position à laquelle tout dans la société américaine les renvoie, mais bien liés à elle.
Cette façon incantatoire de puiser son énergie dans la Terre, abondant un double jaillissement de légitimité - "Ancestors put me on game / [...] Motherland drip on me" ; "I'll be the roots, you'll be the tree" (Bigger) - dit aussi quelque-chose d'un rapport à la nature qu'elle veut retisser et réenchanter. En s'emparant de cette sanctification par et pour la Terre, dont elle lie l'histoire à la sienne ("I can't forget my history is her story"), elle se revendique également d'un écoféminisme qui a vraiment tout pour me plaire.
Afro-descendante, féministe, écologiste, sorcière, leader, Beyoncé s'affirme ici de tous les combats, sur tous les tableaux. Sur son ring, la voilà qui fait pièce aux violences policières et revendique enfin, loin du profil bas si longtemps imposé, de déranger et de se battre, non sans insolence : "Being black, maybe that's the reason why / They always mad, yeah, they always mad, yeah / Been past 'em, I know that's the reason why / They all big mad and they always have been". Renversement de la culpabilité, mais aussi renversement du pouvoir de nuisance : les afro-américains ne se laisseront plus faire.
Y a pas à dire, ce morceau est d'une grande classe, et il ne constitue qu'une pièce du formidable puzzle de styles et de textes que constitue cet album. Peut-être n'aurais-je pas immédiatement vu tant de richesse à ce morceau et à cet album si je n'avais lu Sorcières de Mona Chollet dans le même temps... Dans tous les cas, j'y vois la preuve que cette artiste et performeuse complète que j'admire depuis tant d'années est aussi une femme dont la force et la prouesse de l'engagement ne lassent pas de m'émerveiller. Haters may hate, i'm far away now.