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Terje Rypdal
7.9
Terje Rypdal

Album de Terje Rypdal (1971)

Plus le temps passe et plus je me sens proche de l’esthétique souvent froide et contemplative de la musique proposée par le label ECM (même si j’ai conscience qu’il ne faut pas la réduire à ce seul cliché), un jazz parfois abstrait, souvent minimaliste, étiqueté contemporain (1), qui peut varier de l’acoustique à l’électrique, parfois dans les musiques du monde (2).


C’est d'ailleurs tout à fait par hasard que je suis tombé sur la musique de Terje Rypdal au cours d’un voyage il y a plusieurs années, ayant bourré mon petit ipod-baladeur de mp3 de nouvelles choses en vrac pour les longs trajets et de fait, cette musique a trouvé une certaine résonnance en moi lors d’un long voyage en train (3).


Et s’il est un fait indéniable que la longue carrière du guitariste et compositeur norvégien a prouvé, c’est qu’en arrivant chez ECM, il venait indubitablement de se trouver. Auparavant fan de rock, il se tourne lentement vers le jazz au travers de formations et projets qui fluctuent alors entre l’un et l’autre voire les deux avec le jazz-rock.


On notera donc dans ce long préambule, le groupe de rock psychédélique « The dream » formé avec des copains le temps d’un album, « Get dreamy » (1967) et sous forte influence Hendrixienne (4). Puis un premier album sympathique sous son nom chez polydor qui aborde déjà timidement les territoires jazz-abstrait mais le laissera un peu sur sa faim (« Bleak House », 1968). Au passage 3,4 disques avec Jan Garbarek, que ce soit sous son groupe le Jan Garbarek Quartet voire les solos du saxophoniste qui l’a probablement convaincu de signer par la suite sur le label Munichois (citons « Esoteric circle » (1969) pour Garbarek sous son nom et « Afric Pepperbird » pour le quartet (1970)). Enfin un groupe éphémère, Min Bul, qui le temps d’un disque en 1970 deviendra culte (5).


Mais toutes ces expériences restaient probablement frustrantes pour Rypdal.
Il lui manquait quelque chose. Il avait les bases, la technique, les influences mais pas encore son son, ce style étrange et planant qui lui trotte de plus en plus dans la tête. Et c’est alors quand qu’il retourne sur les bancs de l’école pour deux ans en conservatoire à Oslo où il va apprendre pleinement la composition et la musique classique contemporaine que dans le même temps il pousse les portes de ECM qui deviendra pour les décennies à venir sa seconde maison.


Et si c’est son deuxième album solo trois ans après Bleak House, il ne faut pas s’étonner que l’album cette fois ne porte aucun titre, sobrement intitulé du nom de son auteur, juste « Terje Rypdal », comme si la révélation était là et qu’il n’y avait pas besoin d’en faire plus, Terje se réinventant cette fois définitivement. Et au regard non seulement de cette nouvelle naissance mais aussi de toute la carrière qui va suivre, effectivement on peut dire que c’est en quelque sorte le « premier véritable album » de Terje Rypdal.


En comparaison avec Bleak House qui partait dans plusieurs directions, le guitariste et compositeur recentre d’un coup sa musique uniquement sur un jazz-rock brûlant mais déjà avec une certaine distanciation glacée, une musique toute aussi aérienne qu’éthérée, souvent aux limites de l’ambiant et de l’abstrait, participant au même instant-clé comme beaucoup d’artistes alors à l’esthétique du son ECM en devenir.


A ce sujet il faut remarquer qu’on doit beaucoup aux années 70 sur le plan culturel, spécifiquement musical en ce qui nous concerne et si par exemple la musique ambiant n’est pas nouvelle, elle devient en soit presque popularisée par le biais d’un Brian Eno aux alentours de 1975 avec les sorties d’un « Discreet Music » comme de « Another green world » mais quand on écoute d’autres artistes des années 70 comme par exemple tiens, un Klaus Schulze, on peut s’apercevoir que le style ambiant est déjà en germes à petites doses dans ses compositions. Il y a en fait un tel foisonnement d’idées, de talents, de styles qui se recoupent constamment dans cette décennie (et la précédente aussi) qu’il n’est guère étonnant d’avoir des artistes qui opèrent tel et tels embranchements sur plusieurs compositions musicales voire le temps d’un album.


Prenez « The lamb lies down on Broadway » d’un Genesis alors mené par un Peter Gabriel sur le départ. C’est du rock progressif oui, sauf que pour le coup l’agressivité presque punk d’un Gabriel qui s’accapare le projet, des ritournelles pop qui reviennent, voire ambiant (« The carpet crawlers » c’est quoi exactement ? De la pop maniériste chuchotée en slow-motion ? Et c’est encore plus flagrant dans la version de 1999 !), des parties avant-gardistes et improvisées (« The waiting room ») qui s’insèrent (et pas que liées au fait que Eno ait été invité à ce moment-là), le tout …dans une œuvre conceptuelle qui vire les petits contes et légendes propres à la Genèse pour basculer dans un New York contemporain fantomatique !


Pour rebondir une dernière fois sur les melting-pots des 70’s, citons d’ailleurs un passionné du rock progressif qui évoque le territoire de Rypdal dans son livre « Rock Progressif » bien justement quand il est question de l’influence jazz au sein du rock prog (coucou alors à King Crimson) et vice versa avec le jazz-rock/fusion qui vont déteindre de plus en plus sur les deux dans cette décennie (6) :


« Il y aura heureusement une exception de taille à cette funeste évolution : le label munichois ECM, fondé en 1969 par Manfred Eicher, dont les propositions novatrices et éclectiques, prônant une approche moderne et ouverte du jazz, lance des passerelles évidentes vers la galaxie progressive. Quelques exemples : des projets comme Odyssey du guitariste suédois Terje Rypdal, Solstice du guitariste (12 cordes acoustique) et pianiste américain Ralph Towner, Colours du bassiste allemand Eberhard Weber (…) » (7)


Ce qui nous permet donc de revenir sur Rypdal et son jazz-rock aventureux qui sur ce disque trace d’emblée toutes les directions à explorer que sa musique va dorénavant arpenter; ce n’est donc pas un hasard si le titre du disque reprend fièrement le nom et prénom du musicien. Symbole de cette immensité sonore à naviguer : l’océan en pochette où le « navire-titre » éponyme flotte au milieu (8).


Autre signe qui ne trompe pas, cette distanciation soulignée plus tôt où Rypdal se positionne clairement à part du jazz-fusion qui déborde alors en ces années-là pour afficher son style.


1971 c’est aussi le premier album du Mahavishnu Orchestra ou le « Jack Johnson » bouillonnant de Miles Davis par exemple et la différence est de taille (9). Prenez « The inner mountain flame » du Mahavishnu : ça démarre direct dès la première piste, « Meeting of the spirits », les joutes enfiévrées entre McLaughlin à la guitare électrique, Billy Cobham aux fûts, Jan Hammer au clavier, Jerry Goodman au violon et Rick Laird à la basse. Et par la suite même dans les morceaux moins rythmés, la tension ne se relâche pas (quoique « A lotus on Irish Streams » où l’orchestra le temps d’un morceau passe à l’acoustique).


Maintenant on passe à Rypdal et on voit le décalage.


Dès les 12mn inaugurales de « Keep it like that – tight » (« Garde le comme ça : serré » qui peut se lire complètement comme un manifeste à suivre de la musique du guitariste dans ces 70’s !), on remarque d’emblée le tempo lent. Un jazz-rock qui pose plus d’espace, étire volontairement le temps. Si la musique reste brûlante en raison des instruments convoqués, le musicien y laisse passer plus d’air. Il est en cela bien aidé par un large casting venu d’un peu partout : sa femme Inger Lise Rypdal (également chanteuse alors sous l’alias « Inger Lise » (10)) pour quelques vocalises, Jan Garbarek (saxophone, flûte et clarinette), Bobo Stenson (piano électrique), Arild Andersen (basse électrique), Jon Christensen (batterie)…
Pas mal de musiciens qui deviendront d’ailleurs par la suite des habitués de ECM.


12 minutes donc avec des changements de variations qui arrivent souvent au tiers d’un morceau prolongé tout le long par un beat monolithique que pourtant Rypdal fracassera par un solo agressif et bien senti vers la fin, comme une délivrance cathartique.


« Rainbow » enfonce encore plus le clou, partant dans la musique classique contemporaine. Ou plutôt un entre-deux à mi-chemin, partagé par des aspirations fusion-ambiant nous donnant à voir des terres brumeuses survolées par la soprano Inger Lise. Un titre fascinant dans l’obscurité à la limite constante de la rupture et une veine que Rypdal creusera encore plus dans les albums à venir. « Electric Fantasy » semble suivre le même chemin mais renoue tranquillement avec l’électricité et la fureur contenue de « Keep it… » en abordant le même déchaînement crescendo, en étirant toutefois encore plus la matière malléable de la composition.


Enfin, plus courts, « Lontano II » et « Tough enough » referment sur la pointe des pieds ce premier chapitre passionnant.


Le premier nous fait entendre le guitariste triturer par jeu sa guitare et en sortir plein d’échos étranges qui n’auraient pas dépareillé en fond sonore sur la seconde piste, le second, une petite variation électrique sur un riff en guise de conclusion qui condense techniquement dans une petite prouesse musicale l’un des thèmes sonores de « Keep it… » (le « tough enough » -- « Suffisamment fort » -- peut d’ailleurs se lire comme un réponse/rappel du magistral titre d’ouverture dans les termes).


Bref, brillamment, ce premier vrai album (second) s’impose tout à la fois comme une parfaite synthèse du Rypdal d’avant et du Rypdal à venir. L’aventure se prolonge en comité plus réduit sur « What comes after » qui le suit 3 ans plus tard, qui peut être vu comme la seconde partie essentielle de ce diptyque jazz-rock souvent cité dans les meilleurs disques du bonhomme, du moins ceux qui s’imposent comme porte d’entrée plus ou moins idéale pour aborder sa carrière.


Et j’avoue que je serais assez d’accord avec cette assertion.


.


.


(1) Par souci de comparaison avec les autres courants de jazz qui prédominaient déjà alors ?


(2) La maison d’édition s’est aussi diversifiée avec le temps dans la musique classique contemporaine. J’ai essayé de regrouper dans une liste personnelle dédiée à ECM mes coups de cœurs là-bas : https://www.senscritique.com/liste/ECM/1710473


(3) L’album « Whenever I seem to be far away » (1974). On y reviendra un de ces jours.


(4) Ecoutez donc un « Ain’t no use », tiens : https://www.youtube.com/watch?v=r2xmMslOcLk


(5) Et pour cause : https://www.youtube.com/watch?v=gwsAjMSkYyo


(6) Préparant en cela le terrain pour une musique plus allégée, moins « prise de tête » et plus commerciale vers la fin des 70’s et qui envahira globalement (car j’avoue simplifier un peu au regard des multiples autres courants musicaux qui vont aussi y émerger favorablement bien sûr) la décennie 80’s.


(7) « Rock Progressif » de Aymeric Leroy chez Le mot et le reste, p.235.


(8) Dans la première édition vinyle. La réédition cd de 2020 rajoute tous les invités du projet (https://www.discogs.com/fr/master/79704-Terje-Rypdal-Terje-Rypdal et https://www.discogs.com/fr/release/16039631-Terje-Rypdal-Terje-Rypdal )


(9) A noter d’ailleurs que le guitariste virtuose John McLaughlin (que j’apprécie aussi) joue dans les deux, aussi bien son groupe que chez Davis.


(10) Sa fiche Discogs : https://www.discogs.com/artist/361029

Nio_Lynes
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes ECM et Ma CD-thèque : Jazz

Créée

le 12 janv. 2022

Critique lue 29 fois

3 j'aime

Nio_Lynes

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