Scott
7.3
Scott

Album de Scott Walker (1967)

Il est temps. Il est temps qu’enfin, nonobstant la difficulté de lui rendre l’hommage qu’il mérite considérant les aspects obscurs, ésotériques, colossaux, monolithiques si bien de son œuvre que de sa vie, Scott Walker fasse son entrée parmi nos pages. L’affreuse plèbe n’a probablement jamais entendu son nom. Vous n’avez probablement jamais entendu son nom. Et pourtant… Scott Walker est un artiste rare et bouleversant, idole d’une génération anglaise, notamment celle d’un modeste saltimbanque en devenir, un certain David Bowie. S’il fallait résumer grossièrement l’art de l’homme, d’aucuns le réduiraient innocemment à l’image de crooner méché chanteur du groupe à succès les Walker Brothers.

A l’époque, les infâmes n’auraient pas totalement tort : il est vrai qu’entre 1965 et 1967, puis plus tard entre 1975 et 1978, Walker joue le rôle ingrat de chanteur à minettes, rôle qu’il interprète à merveille même s’il le dessert dans sa perception sui generis de l’art musical. Dès lors, il décide en 1967 de se lancer en solo pour tenter de se réinventer peu à peu, tout en gardant un fort ancrage dans le swing orchestral variétoche de ses débuts en groupe. Ce départ individuel sera d’ailleurs chaudement accueilli au Royaume-Uni : Scott paraît le 16 septembre 1967 et prend rapidement la troisième place des charts anglais.

En décidant subitement de se produire seul, Walker tente d’effectuer un premier pas vers l’ornemaniste sonore qu’il deviendra plus tard. Problème : à l’époque, il n’est rien d’autre que le frêle premier de classe à la voix étonnante certes, mais encore trop cimentée dans une image négativement positive, celle du crooner à mamies aux tendances sinatriennes. Alors, pour casser cette catégorisation qu’il juge hâtive et trop lapidaire, il choisit de reprendre quelques chansons de son éternel maître, francophone de surcroît : Jacques Brel.

Comme beaucoup d’éternels incompris, de l’ellipse, Walker veut soustraire l’inconnue. Quoi de mieux pour ce faire que le répertoire torturé et profond du grand Jacques ? Par chance, le célèbre compositeur Mort Shuman lui propose ses récentes traductions de quelques unes des œuvres du belge, le faisant premier acquéreur d’une inestimable mine d’or. Pour son premier effort solo, il choisit « Mathilde », « La Mort » (devenue « My Death ») et « Amsterdam ». Le bilan est mitigé. Si les arrangements orchestraux sont convaincants, plus joyeux et entraînants que les originales, la voix grave et chaude de Walker pèche par son manque d’intensité à l’interprétation. Pour imager et comparer rapidement, son timbre sur ce Scott (et Scott II, et Scott III) pourrait être assimilé à celui d’un Arthur Brown dénué de schizophrénie - il se rattrapera plus tard - mais bourré de charme botoxé à la Tom Jones. La langue anglaise est-elle plus naturellement assujettie à la frivolité ?

A cette question, « Angelica », la baveuse reprise des Sandpipers (adaptée en français la même année par Nicoletta sous le titre « La Musique ») apporte une réponse tendant plus vers la négative… En clair, le morceau, à l’instar de la plupart des autres chansons de l’album, est aussi tubesque qu’insupportable, insupportable car ivre d’une atonie presque asthénique. De cette mollesse indéniable, la léthargie semble inéluctable. Les amateurs des pires saillies du maître crooner Frank Sinatra trouveront peut-être, au détour de la bien nommée « Through A Long And Sleepless Night » ou de l’idiote « When Joanna Loved Me », une parfaite alternative au roi du swing. Il est difficile de leur en vouloir : les arrangements prospèrent avec réussite. Mais l’ennui aussi.

Avec joie, deux chansons viennent purger la contamination d’engourdissement général de Scott : « The Big Hurt » et « Such A Small Love ». La première convainc grâce à ses violons en crescendo/decrescendo et au chant tout en vibrato qui ravira tous les amateurs de technique vocale. Moins conventionnelle, la seconde représente une heureuse préfiguration des œuvres futures de Scott Walker : résolument expérimentale, psychédélique, inquiétante, haletante, elle annonce les deux chefs d’œuvre Tilt et The Drift parus respectivement 28 et 39 ans plus tard. Si Walker se cherche encore en tant qu’homme en ces veules années 1960, il ne se trouvera vraiment que lorsqu’il décidera de se chercher en tant qu’artiste. Ce qu'il ne fera qu’au cours des années 90, malgré un ou deux albums notables entre 1967 et 1974. Ainsi, passons Scott II (1968) et Scott III (1969), de la même teneur que ce premier essai. Qu’en sera-t-il de Scott IV ?
BenoitBayl
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le 5 déc. 2013

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