Schizophrenia
7.8
Schizophrenia

Album de Wayne Shorter (1967)

Lorsqu’il enregistre «Schizophrenia» le 10 mars 1967, Wayne Shorter sait-il que cet album sera une œuvre charnière de sa trajectoire musicale? Une expérience sonore qui le fera, de nouveau, avancer à pas de géant sur le plan créatif? Une démarche esthétique expérimentale qui sera l’avant-dernier trait acoustique avant de basculer l’année suivante, et ce pendant près de 30 ans, dans le Jazz-Rock-Fusion?


Peu précoce par rapport aux musiciens de sa génération — il faut dire qu’issu d’une famille aisée, il a pu poursuivre de longues études musicales à l’Université de New York — Shorter a commencé sa carrière discographique à l’âge de 26 ans. Mais que de chemin parcouru en à peine huit ans.
Embauché début novembre 1959 par l’éruptif Art Blakey au sein de ses célèbres «Jazz Messengers», le saxophoniste devient rapidement le directeur musical du quintet-sextet. En moins de cinq années, Shorter participe à une quinzaine d’albums en studio et bon nombre de concerts dont à peine dix sont actuellement disponibles en CD.
Débauché fin septembre 1964 par Miles Davis qui n’a eu de cesse de le harceler pour qu’il rejoigne son quintet, Wayne Shorter entame sa période davisienne par un concert d’anthologie à Berlin. La suite est non moins royale avec cinq albums de rêve enregistrés en studio et une palanquée de prestations publiques dont il nous reste quelques pièces fameuses.
Cerise sur les galettes — comme s’il lui restait du temps — le cuivre incontournable de ces deux ensembles mène en parallèle une carrière de leader et non des moindres. L’arrangeur hors pair de standards, l’orchestrateur des sessions en studio se transforme en un compositeur exceptionnel qui, au fur et à mesure des albums-leader qu’il enregistre pour le label «Blue Note», crée des pièces de plus en plus élaborées. Touchée au cœur par les mouvements avant-gardistes, son écriture se fait plus conceptuelle même si elle conserve de profonds caractères narratifs. L’apothéose stylistique est atteinte avec les millésimes 64 et 65: il enregistre six œuvres majeures avec la crème de la jeune génération d’un jazz en pleine révolution. Les deux années suivantes sont nettement moins productives — car consacrées essentiellement à Miles — mais sa créativité ne faiblit pas, ainsi de «Adam's Apple» puis «Schizophrenia», deux nouveaux chefs-d’œuvre qui fleurissent successivement avant la fin des hivers 66 puis 67.


LE CONTEXTE DE L’ALBUM «SCHIZOPHRENIA»
Ce disque est le 8e album sur les 11 produits par «Blue Note» entre 1964 et 1970.
Il ne faudra qu’une seule journée, le 10 mars 1967, à Wayne Shorter et ses cinq sidemen pour enregistrer les six titres dont cinq sont des compositions du saxophoniste.
Cette œuvre qui clôt un chapitre dense de la carrière musicale du saxophoniste est l’une des moins connues de la période «Blue Note», les deux opus «Juju» et «Speak No Evil» ayant éclipsé les neuf autres.
Datant de 1995, la mastérisation numérique de l’album est d’excellente qualité.


LE SEXTET
Curtis Fuller (trombone), James Spaulding (saxophone alto et flûte), Wayne Shorter (saxophone ténor), Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse), Joe Chambers (batterie)
Les membres du sextet se connaissent sur le bout des notes.
Ainsi Curtis Fuller a été un pilier des «Jazz Messengers» de Blakey entre 1961 et 1964. Pendant cette courte mais intense période, le tromboniste explosif participe à une bonne dizaine d’albums avec son comparse saxophoniste.
Assez méconnu, James Spaulding est un fidèle sideman de Freddie Hubbard qui n’est sûrement pas étranger à la rencontre des deux anches. Shorter a très largement tiré profit des talents d’improvisateur de Spaulding sur deux excellents opus gravés en 1965. Ici, le saxophoniste alto fournit un éventail stylistique encore plus étendu avec des prestations à la flûte d’une étrange élégance.
Herbie Hancock est l’alter ego, le double virtuose de Wayne Shorter. Depuis qu’ils se sont côtoyés sur un concert de Miles Davis, ils sont devenus comme d’inséparables magiciens au service du Prince noir. Le pianiste ensorceleur a ainsi participé à quatre des cinq derniers albums-leader du saxophoniste. Et l’histoire continue jusqu’aujourd’hui.
Ron Carter est, comme les jumeaux Shorter et Hancock, un membre à part entière de la quinte royale de Miles Davis. Séduit par le jeu ciselé et pénétrant du contrebassiste, Shorter lui a déjà offert une session sublime en 1964, celle de «Speak No Evil» en compagnie du «Sorcier» Hancock.
Quant à Joe Chambers, le coup de foudre a eu lieu deux ans auparavant, d’abord sur «Et Cetera» puis sur «The All Seeing Eye» et «Adam’s Apple», trois disques majeurs de Shorter. Le trompettiste Freddie Hubbard n’est, une nouvelle fois, pas étranger à ce choc musical.
«Schizophrenia» est une très grande réussite due notamment à l’osmose du sextet, à son énergie communicative, à son apparente fluidité mélodique et à ses improvisations fulgurantes.


LES SIX MORCEAUX DE L’ALBUM (36 minutes 43)
1. «Tom Thumb» (6 minutes 17)
LE CHEMIN DES ÉCOLIERS
Wayne Shorter a la fâcheuse habitude — pour notre plus grand plaisir — de donner des noms mystérieux à ses compositions. Ainsi on se demande bien ce que vient faire Tom Pouce dans cette galère sonore. Mais, une fois n’est pas coutume, le titre du morceau est assez explicite car la mélodie, d’apparence simple, emprunte un Blues aux allures syncopées qui glisse quasi instantanément en déambulation funky et ludique.
Fidèle à lui-même, Wayne Shorter a ficelé des arrangements d’orfèvre. Le trio rythmique est d’emblée mis sur le gril, dédoublant le tempo et donnant ainsi l’impression que le climat désinvolte peut d’un instant à l’autre basculer dans des sphères plus dramatiques. James Spaulding ne l’entend pas de cette oreille et la voix nasillarde de son saxophone alto introduit un riff mélodique nous relatant les aventures rocambolesques de Tom Thumb. En arrière-plan, un unisson Shorter-Fuller complète le leitmotiv par un Swing pétillant qui s’arrête brutalement par deux couinements étranges. Il faut toute la magie du «Sorcier» du clavier pour relancer la machine à conter par une déferlante de notes.
Après deux nouveaux grincements cuivrés, Wayne Shorter s’embarque dans un solo magistral aux inflexions rauques et puissantes. Le contraste avec ce qui vient de précéder est saisissant. L’histoire prend la dimension d’une épopée légendaire. Par paliers — car imperceptiblement piqué au vif par les emballements exubérants de Joe Chambers et les éclats fantaisistes d’Herbie Hancock — le saxophoniste s’envole vers des entrelacs débridés.
Profitant d’un fléchissement de son leader, le jumeau déclenche un chorus vertigineux. D’abord sur les terres du Blues, le pianiste se fraye ensuite un chemin Soul-Funk avec des changements de rythmes qui laissent rêveur. Et ce n’est pas fini puisqu’il enchaîne avec ses mains schizophrènes par des sonorités aux confins de l’abstraction que n’aurait pas renié Claude Debussy.
On ne sait si ce sont des cris de joie ou de douleur mais James Spaulding ne mâche pas ses sentiments. Son sens de l’improvisation autour du motif fait merveille en alternant les arabesques sinueuses et les coups de klaxon intempestifs. Et, sans que l’on s’en soit rendu compte, Spaulding, guidé par le pianiste-éclaireur, retrouve le morceau-fleuve qui finit par regagner son lit mélodique. Il est conté que Tom Pouce sort toujours indemne des griffes machiavéliques de rencontres hasardeuses.
Ce morceau semble trancher avec les autres titres de l’album. Avec ses accents narratifs, «Tom Thumb» est une belle entrée en matière dans un univers qui se fera de plus en plus irréel et abstrait au fil de l'écoute, la sphère musicale se transformant progressivement en quête spirituelle et méditative.



  1. «Go» (5 minutes 43)
    TROUBLES MÉLANCOLIQUES ET DÉSENCHANTEMENTS
    En l’espace de 15 secondes, une atmosphère duale s’installe. D’un côté, saxophones et trombone plaintifs qui montent crescendo dans les aiguës. De l’autre, trio rythmique à la scansion sourde et tendue. L’ambiance mélancolique, presque délétère, engendre un chorus désespéré de Wayne Shorter rapidement rejoint par les deux autres geignards. Puis, par la magie de quelques notes, Herbie Hancock nous ramène à un climat plus respirable, estompant progressivement la brume cuivreuse. La lumière sonore se fait douce, radieuse, aérienne. Le pianiste aux doigts d’or a transformé un morceau brut et pesant en pièce philosophale éclatante.
    James Spaulding suit le sillon flamboyant créé par le «Sorcier». Transformé en flûtiste enchanté, il entame son solo par des notes étirées que le trio rythmique, revenu aux tensions initiales, tente de briser. Inflexible, sa prestation tout en dentelles délicates est majestueuse tel un oiseau de paradis déployant sa danse nuptiale.
    Wayne Shorter a bien retenu la leçon et reprend note pour note le dernier chant flûté du poète printanier. Mais, après de belles inflexions lyriques, la mélancolie désenchantée refait surface. Il faut dire qu’une rythmique perfide car désarticulée a œuvré en ce sens. Inconsolable, le leader finit par noyer son chagrin dans l’unisson modal des effluves sonores de ses compagnons d’infortune.
    Wayne Shorter reprendra «Go» en juillet 2001 avec un fameux quartet qui fait le tour du monde depuis maintenant près de quinze ans. On peut savourer ce morceau sur l’excellent «Footprints Live!».


  2. «Schizophrenia» (6 minutes 50)
    DÉDOUBLEMENTS SYMÉTRIQUES
    Les cuivres romantiques bruissent dans la forêt mélancolique tels des hiboux flûtistes hululant leurs peines. La contrebasse et la batterie accompagnent le mouvement rubato sur la pointe des pieds, accentuant ainsi le climat mystérieux et incertain.
    Le morceau ralentit et se fige comme une statue de sel. Faussement alangui, Joe Chambers relance abruptement les turbines rythmiques par des roulements de tonnerre et des éclats de cymbales lumineux. Ce raz-de-marée percussif déclenche les hostilités éruptives de nos oiseaux nocturnes. Un faux unisson se met en branle. C’est à celui qui sera le plus rapide pour entonner la mélodie hallucinée et euphorique.
    Pan ! C’est encore James Spaulding qui entame le premier solo. Le voltigeur des sonorités acides réalise une prestation démesurée, ce d’autant plus qu’il doit affronter trois pulsations entremêlées. Les esgourdes réalisent ainsi qu’Herbie Hancock est entré discrètement dans la partie sonnante et qu’il s’évertue maintenant à brouiller les cartes harmoniques avec sa main droite désarticulée, espérant faire trébucher le saxophoniste. Excédé, l’altiste devenu autiste pique une colère hystérique aux cris stridents qui frisent le Free.
    Deux éclairs de cymbales le ramènent à la raison mélodique. Le piano enchanteur lance à la volée deux gammes au martèlement hypnotique, aussitôt reprises au bond par Curtis Fuller. Le véloce tromboniste enchaîne un chorus somptueux comme aux plus belles heures des «Jazz Messengers». Cette fois-ci, c’est le batteur fou qui tente de secouer les certitudes musicales coulissantes. Déboussolé par une suite de salves rythmiques pleines de fureur, Fuller ânonne tant bien que mal des propos de plus en plus répétitifs et incohérents. Le leitmotiv se désagrège dans une succession de spirales délirantes. L’homme-hibou est sur le point de rompre les amarres.
    Un violent claquement métallique sort Wayne Shorter de sa léthargie. Après quelques couinements, le leader daigne enfin affronter la réalité mélodique obsédante. Électrisé par le tempo frénétique, le saxophoniste pulvérise son riff sous un déluge d’arabesques extravagantes. Les oscillations entre notes graves et notes aiguës sont si rapides qu’elles en donneraient la nausée. Les troubles bipolaires atteignent leur paroxysme lorsque, dans ses ultimes retranchements harmoniques, notre ténor pousse des cris coltraniens assourdissants. Cette prestation délirante se brise de nouveau sur des éclats de cymbales foudroyants.
    Après une telle déflagration, il est bien difficile de renouer avec une musicalité débarrassée des aliénations névrotiques. C’est la raison pour laquelle on se demande comment Herbie Hancock parvient — à tous les coups — à redresser la barre d’une embarcation sur le point de couler. En gardant son sang-froid dans la tempête? En souriant à pleines dents même si le précipice est abyssal? En aimant le goût du risque avec la peur au ventre? En attaquant allègrement les nouveaux espaces sonores que lui a concocté son double trouble? Nullement désemparé par tant de déchaînements brutaux, l’ensorceleur se joue des touches comme le Christ marchant sur l’eau. Ses lignes cristallines semblent flotter au-dessus de la rythmique tumultueuse telles des guirlandes luxuriantes. Parsemées de scories Free, les grilles incantatoires déployées par sa main droite affrontent sans états d’âme les coups de boutoir assénés par sa main gauche. Le dédoublement musical est si impressionnant que ce solo — le plus long de la pièce, ce d'un courte tête — laisserait pantois même un mélomane averti.
    Le retour volcanique du motif à l’unisson est si flamboyant qu’il se consume en quelques secondes incandescentes. Le double jeu en valait la chandelle.


  3. «Kryptonite» (6 minutes 30)
    ANGOISSES IMAGINAIRES
    C’est la seule composition qui n’est pas de Wayne Shorter. Spécialement écrit par James Spaulding pour l’album, ce morceau-comics au titre bien étrange pour l’univers du jazz est d’une grande intensité tout en gardant une part de mystère comme en écho à la «Schizophrenia» précédente.
    L’introduction est phénoménale de créativité avec, de nouveau, de multiples dédoublements rythmiques et harmoniques. Tandis que les trois souffleurs enroulent le thème comme un chapelet de perles, le trio des cordes-percussions entretient une course contre la montre dont le tempo haletant ne doit ni faiblir ni s’emballer. C’est sur cette rampe de lancement étourdissante que le flûtiste-homme-canon est catapulté à des hauteurs sonores insoupçonnées. James Spaulding réalise un long solo spectaculaire dont la vitesse supersonique se fracasse soudainement sur une tonalité aux aiguës étirées. La locomotive à la chaudière explosive poursuit le train d’enfer imposé par les dingues du métronome. Notre super-flûtiste entame alors une digression vertigineuse en nous embarquant sur des montagnes russes, puis termine son tour de piste par des notes sourdes et enfiévrées de lassitude.
    Un tour de passe-passe du «Sorcier» Hancock» et c’est à Wayne Shorter, peu enclin à affronter la «Kryptonite», de s’avancer dans l’arène. Après quelques valses hésitations, poussé par les percussions aux abois, le saxophoniste s’escrime en répondant sinueusement aux assauts répétés de son double du clavier. Au fil des déploiements fluctuants, des oscillations bringuebalantes, le super-leader est poussé, lui aussi, dans ses derniers retranchements et clôt son chapitre par des intonations rauques comme un contrebasson qui expire un dernier souffle au fond du gouffre.
    Pris de court par cette extinction caverneuse, Herbie Hancock a, comme rarement, un mal de chien à remonter la pente. Excité comme une puce virevoltante, Joe Chambers ne lui facilite pas la tâche harmonique. La contrebasse semble être dans le même état d’esprit. Un désir d’en découdre avec l’ensorceleur? Les cordes sourdes sont trompeuses. Tel un premier de cordée soucieux de la bonne marche à suivre, Ron Carter se transforme en spéléologue facilitant le retour à la surface. Éclairée, la lanterne du pianiste se met à rougeoyer d’euphorie. Hancock retrouve le rythme soutenu du compositeur-flûtiste. La course-poursuite reprend son cours anormal et l’unisson venteux se joint au magicien pour parachever une procession aux atmosphères mouvantes et agitées.


  4. «Miyako» (5 minutes 01)
    SUITE ROMANTIQUE
    C’est la seule ballade de l’album même si «Go» peut en avoir les aspects malgré une surface rythmique qui se trouble sans cesse. Après «Infant Eyes» gravé sur l’opus «Speak No Evil», «Miyako» est le deuxième morceau-hommage de Wayne Shorter à sa fille prénommée ainsi. Mais c’est surtout la jumelle thématique de la ballade «Teru» présente sur le disque «Adam’s Apple» et qui était une déclaration d’amour à sa femme d’origine japonaise Teruka Nakagami dont il venait pourtant de divorcer.
    Comme sa sœur aînée, cette ballade est d’apparence simple dans sa structure orchestrale et d’une complexité raffinée dans son écriture poétique. Elle reste d’une modernité sidérante près d’un demi-siècle plus tard. Une nouvelle composition shorterienne qui révolutionne le standard de la ballade mélancolique.
    Le saxophoniste-leader fredonne une mélopée si sensuelle que le trio rythmique entame une valse à trois temps: pulsations sourdes de la contrebasse, notes cristallines du piano en contrepoint, balais langoureux sur la cymbale et la caisse claire. Le quartet est au diapason pour nous embarquer vers un climat d’un romantisme à fleur de peau. Un dernier pleur de Shorter puis les autres cuivres se joignent, en un subtil arrière-plan sonore, à l’amertume doucereuse du maître de cérémonie. Autant les turbulences dissonantes régnaient en dames patronnesses sur «Schizophrenia» et «Kryptonite», autant ici les articulations sont d’une suavité harmonieuse. Il subsiste tout de même un point commun et de taille entre ces trois morceaux. Par leur forme expressionniste, ils donnent une sensation de réalité déformée, une impression d’être dans un rêve éveillé ou dans un cauchemar démentiel dont on ne peut sortir car pris dans les tenailles subtiles et ciselées de mélodies envoûtantes.
    Au fil de la ballade, un tête-à-tête amoureux s’incruste entre les jumeaux Shorter et Hancock, alternant harmonie fusionnelle et entrelacs en résonances décalées. Ce dialogue de deux minutes pile-poil est d’une beauté à couper le souffle. Et l’expression «prêter une oreille attentive» n’a, comme rarement, été aussi juste: ce morceau recèle des trésors insoupçonnés même après bien des écoutes; d’une discrétion absolue, le contrebassiste et le batteur égrène ainsi en parallèle leur pas de deux indolent et pourtant si complémentaire des alter ego.
    Les quarante ultimes secondes sont empreintes d’une ivresse voluptueuse que le trombone capiteux de Curtis Fuller accentue en léger contrepoint. Pour se délecter pleinement de cette ballade, on peut l’agrémenter d’une (re)-lecture du grand classique de la poésie baudelairienne, «L’Invitation au voyage».


  5. «Playground» (6 minutes 22)
    FEUX D’ARTIFICE
    Les trois soufflants s’installent sur le terrain de jeu musical comme des gais rossignols et merles moqueurs. À la fois caustiques, grinçantes et aigres-douces, ces prises de becs se transforment en coups de klaxon incongrus et agaçants. Excité comme un boisseau de puces, Joe Chambers déroule une arsenal percussif qui tourbillonne autour de nos drôles d’oiseaux. Ça sent la poudre… de perlimpinpin.
    Coupant court à ces fanfaronnades burlesques, Wayne Shorter bondit dans l’enceinte récréative par des volutes de notes qui, mine de ne pas y toucher, s’enroulent de plus en plus vite autour de sa rythmique assoupie. C’est le moment propice que choisit Herbie Hancock pour entrer dans la mêlée sonore. Une ponctuation martelée deci delà et c’est parti pour une nouvelle course-poursuite entre les gamins turbulents. S’éloignant de son jeu habituel, le saxophoniste se met à swinguer de concert avec les cordes ardentes de son double. Pendant quelques secondes, l’anche se déhanche sensuellement puis, de guerre lasse, sombre dans des limbes lourdes de tension.
    Curtis Fuller reprend le flambeau presque éteint de l’improvisation klaxonnante. Après avoir mis une huile essentielle dans ses rouages coulissants, le tromboniste pousse la soufflante vers le Sud et embarque le trio du tempo dans une danse afro-cubaine dont il a le secret.
    Toujours aussi imprévisible dans ses chorus, James Spaulding réfute les nouvelles règles du jeu sonore et brise ce vent d’enthousiasme par des notes à l’acidité exacerbée et pleines d’amertume. Quelques citations plus tard — à la manière de son aîné alto Jackie McLean — et notre saxophoniste vibrionnant plonge, à l’image de son leader, dans les abîmes infernales.
    Difficile de ranimer la flamme ludique d’origine contrôlée. C’est une nouvelle fois le «Sorcier» qui s’y colle. A contrario de l’épisode «Kryptonite», Herbie Hancock se sent pousser des ailes. Nul besoin que son camarade contrebassiste n’use et n’abuse de ses cordes chatoyantes. Il papillonne sur son clavier comme pour un ostinato atonal de Béla Bartók. Après Debussy et Ravel, notre pianiste enjôleur ajoute une nouvelle corde classique à son arc magique.
    Wayne Shorter — qui définit le jazz comme l’absence de classifications, de catégories, d’étiquettes dont les spécialistes de la chose affublent volontiers tout musicien — ne peut que tomber sous le charme des trouvailles de son jumeau. Le trio cuivré renoue avec la mélodie gazouillante, galvanisé par le tempétueux Joe Chambers qui redouble ses efforts rythmiques.
    Aussi étonnant que cela puisse paraître, les sonorités extravagantes de «Playground» évoque le «A Foggy Day» de Charles Mingus. Publié onze ans auparavant sur l’album expérimental «Pithecanthropus Erectus», ce titre gershwinien revisité par le grand contrebassiste semble avoir marqué bon nombre de saxophonistes.
    Comme «Standstill», composition de son confrère baryton Gerry Mulligan, le morceau de Wayne Shorter frappe les oreilles par ses silences, ses arrêts brutaux, ses ruptures, ses changements de rythme, ses notes fantômes et ses notes d’humour dissonantes.



DUALITÉS SYMÉTRIQUES
L’esthétique de la pochette de «Schizophrenia» donne quelques pistes de réflexions pour appréhender cet album au premier abord difficile: Wayne Shorter y apparaît double, postérisé comme pour un diagnostic psychologique genre test de Rorschach. Ce choix visuel et conceptuel n’est pas étonnant puisque le saxophoniste a, dans un premier temps, suivi à l’université une formation d’arts graphiques. Au gré des écoutes, on se rend compte que l’agencement des morceaux est tout aussi symétrique que la pochette: le premier renvoie au dernier, le deuxième au cinquième; quant au quatrième titre écrit par James Spaulding, il représente une réplique fantasque de la «schizophrénie» shorterienne.
Ce qui est impressionnant dans cet album, c’est à la fois sa richesse compositionnelle, sa structure orchestrale, sa précision chromatique et l’équilibre des voix qui s’enchâssent tout en semblant se contredire. Et le plus difficile pour l’auditeur est de parvenir à saisir les moments où les musiciens jouent la mélodie et ceux où ils improvisent. Tout semble brouillé, impossible à démêler et pourtant tout y est superbement imbriqué, le travail d’orfèvre comme le souffle de liberté.
Wayne Shorter achèvera deux mois plus tard ses recherches acoustiques dans ces directions avec le mystérieux «Sorcerer» puis l’hermétique et ardu «Nefertiti», deux superbes opus du second quintet de Miles Davis.
La multiplicité des registres musicaux, la complexité des thèmes, leur simplicité apparente placent Wayne Shorter dans la lignée des grands coloristes comme Duke Ellington ou Charles Mingus. La suite de sa prodigieuse carrière discographique s’inscrira ainsi dans les recherches électriques et expérimentales avec notamment le collectif «Weather Report».

-Eren
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le 8 déc. 2016

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