Frustration ou extase ? Anxiété ou frénésie ?... Poser des mots sur les impressions ressenties à l’écoute de ce Safe in the Hands of Love - 3ème album et ovni soul d’Yves Tumor, fraîchement débarqué sur le réputé label Warp – relève du casse-tête chinois.


Echappant furtivement à nos sensations aussi aisément qu’elle vacille d’un genre à l’autre, la dernière œuvre de l’américain, connu jusque-là pour sa relative radicalité dans l’expérimentation, semble en perpétuel mouvement. Une image impossible à fixer dans le temps, fluctuant autour d’une idée insaisissable, comme la mise au point laborieuse d’un objectif sur son modèle ou les tressaillements d’un écran cathodique dont on peinerait à régler l’antenne. Son artwork en est l’illustration même. Sous un vert lugubre et les effets de moirée provoqués par sa tenue rayée, se dessine la trouble et fantasque silhouette de Tumor, sorte de Beetlejuice queer qu’on croirait tout droit sorti du maléfique téléviseur de Come to Daddy , imaginé par Chris Cunningham pour le terrifique clip d’Aphex Twin.


De la même manière que le titre syncopé de Richard D. James se fondait dans un flot de glitchs stridents, en parfait raccord avec l’esthétique visuelle de son collaborateur, le grésillant Safe in the Hands of Love plonge son IDM hybridée sous un dense brouillard noisy et tempêtueux, à la limite du bruit blanc (Hope in Suffering; Let the Lioness In You Flow Freely). Etouffés par cette chape, les breakbeats sous influence trip hop et RnB alternatif sont parfois mixés, compressés jusqu’à saturation (Economy of Freedom, Honesty) se mêlant à l’aridité du traitement vocal et érodant lentement toute notion de nuance et de spatialité dont ils font preuve habituellement - chaque percussion devant redoubler d’effort et de violence pour se faire entendre.


Laissant entrevoir, ci et là, quelques subtiles phrasés mélodiques ou riches orchestrations de symphonies néo-post-rock (le sublime combo Licking an Orchid / Lifetime) , véritables phares perçant l’obscurité ambiante, le chaos (au premier abord) impénétrable, s’avère être au fur et à mesure des écoutes, une des principales sources d’attractivité du disque. Jouant sur nos frustrations et notre désir insatiable de percer à jour la beauté de l’objet, discernable sous ses grooves écharpés mais jamais donnée à voir clairement ou dans sa totalité, le chemin (sans issue) emprunté pour y parvenir finit par devenir, sans que l'on y prenne garde, un objectif en soi.


Un effort à la fois exténuant et source d’un plaisir inidentifiable, teinté d'un certain masochisme, auquel les thématiques bipolaires (amour et souffrance, confinement et libération...) abordées dans les textes semblent faire écho. Ces équilibres fragiles évoquent un tiraillement, une instabilité des émotions propices aux comportements les plus obsessionnels - la paranoïa et l’agoraphobie induites par les inégalités ethniques, dans Noid - que les travestissements horrifiques de Yves Tumor, à la manière des remodélisations transgenres d’Arca ou SOPHIE, incarnent avec une sincérité pour le moins déstabilisante... Se détruire pour mieux se reconstruire.


Entre tentation de l’efficacité pop et déconstructivisme viscéral, l’artiste ne se résout jamais à un simple choix, ni même à un entre-deux hésitant, basculant d’une polarité à l’autre. Protecteur jusque dans ses accès de violence, Safe in the Hands of Love est finalement tout à la fois : une œuvre organique fascinante, inaccessible et pourtant incroyablement proche.


Chronique publiée sur dMute.

Gil_Alvin_Row
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le 9 mars 2019

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Gil_Alvin_Row

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