Des textes puissants et engagés, mais une musique frôlant parfois l'anecdotique

Nous sommes tous a peu près d’accord pour dire que 2016 a fait partie des années les plus crasseuses que l’on a pu connaître depuis longtemps. Outre les décès en série des idoles de notre enfance, de célébrités que l’on chérissait depuis ce qu’il nous semblait être la nuit des temps, il s’est également passé des choses pas mal moches sur le plan social, politique, humain.
Malgré toute la détresse et le désespoir que peut susciter le fait de vivre au fil de ces nouvelles plus immondes chaque jour, certains parviennent à élever leur art au milieu de ce tas de déchet infâme, tel le végétal se nourrissant de toute la merde qui l’entoure pour offrir sa plus belle fleur.


C’est un peu par cette analogie que je décrirais le hip-hop de ces dernières années. Des injustices les plus atroces, des moments de pure ignominie naissent des textes et des musiques qui arracherait une vieille postiche décolorée de son cuir chevelu autobronzé. C’est aussi comme cela que je qualifierais, je pense, la création-même de Run The Jewels. Ce duo de rappeurs en la personne de El-P et Killer Mike, qui ont su tirer de leur collaboration ce qui se fait de meilleur en termes de hip-hop US aujourd’hui, aux côtés de bien d’autres noms comme celui de Kendrick Lamar, Kaytranada ou Schoolboy Q.


Décrétant que l’on en avait suffisamment chié comme ça, le groupe s’amuse à jouer les Père Noël ce 25 décembre et lâche en exclusivité sont dernier album, RTJ3, en accès gratuit sur les internets. Un miracle de Noël comme on n'osait plus en espérer, d’autant plus que RTJ3 se révèle être un travail de longue haleine doté de nombreux traits remarquables, pourvu que l’on cherche un peu à creuser l’écoute.


Car c’est un peu le problème avec Run the Jewels, ce ne sont pas des albums faciles qui vous transporte vers l’orgasme auditif dès le premier soir. C’est un peu ce que j’ai vécu avec RTJ2, opus avec lequel j’ai découvert le groupe et dont la première écoute, à quelques exceptions près (Close your eyes and count to fuck sans le citer), m’a plutôt laissée de marbre. Il a fallu que je l’écoute un très grand nombre de fois, le laisser boucler dans la voiture pendant mes road trip jusqu’à Paris pour en déceler toutes les petites aspérités cachées.


Et c’est un peu ce qu’il se passe avec RTJ3. Les premières écoutes, très peu de morceaux sortent du lot. Puis on écoute les paroles, on se les repasse plusieurs fois pour être sûr de capter les multiples références, les punchlines, les instru, les contextes d’écriture… Et là l’album devient passionnant.


RTJ3 s’est petit à petit construit sur une année entière. Après le succès de RTJ2 et de son remix Meow The Jewels composé entièrement de sons de chats, El-P et Killer Mike se sont imprégnés des événements qu’ils ont vécu pendant l’année 2016. RTJ3 se constitue donc comme une sorte de journal de bord où l’on y retrouve de forts coups de gueules sous forme de manifestes politiques, des délires ego-trip à base de blagues sur les zizis, des introspections et des catharsis qui rendent cet album profondément humain.


Ouverture en grande pompes
RTJ3 s’ouvre avec "Down" une ode à la jeunesse mouvementée de El-P et Killer Mike, avant leur rencontre quand ils dealaient de la drogue cachée dans des briquets. Une période révolue qu’ils enterrent pour mieux se concentrer sur leur ascension dans la musique, teintée d’espoir, mot que l’on retrouve de nombreuse fois dans le texte et un champ lexical de l’ascension avec l’évocation des oiseaux, des cosmonautes ou tout bêtement de faire de faire « monter la crème ». À cela s'ajout en fond des accords majeurs, lumineux et clairs comme le rayon de soleil qu'inspire leur rôle en tant que rappeurs, en tant que porte-parole d'une société, d'une public, de ses angoisses et ses rancoeurs.


Le deuxième titre marque l’arrivée de son beaucoup plus percutant. "Talk To Me" est la représentation de la volonté du groupe de faire un album plus sombre, plus lourd. Avec ce morceau, RTJ rappelle avec quelle énergie ils sont capables de rapper et d’être incisifs dans leurs textes. Les paroles sont acides, puissantes, avec dès les premiers vers une allusion à Trump : « Went to war with the Devil and Shaytan/ He wore a bad toupee and a spray tan ». Killer Mike laisse libre court à ses délires conspirationniste et ne s’en cache pas. Il évoque notamment la théorie selon laquelle le gouvernement aurait introduit le crack dans les quartiers noirs pour nuire à la population : "On the radio, heard a plane hijack/Government did that like they cooked crack/I move in a world of conspiracies" . Se proclamant lui-même « rap terrorist », Killer Mike se fait l’echo de lui-même dans RTJ2 sur « Lie, Cheat, Steal » sur la question du militantisme noir et des protestations pacifistes ou violentes, souvent mis en lumière par l’opposition Martin Luther King / Malcom X.


« I got a unicorn horn for a cock »
À cette violence s’oppose les délires ego-trip de morceaux comme "Legend has it", "Stay Gold", ou encore "Call Ticketron". À l’écoute, on retrouve ces instants de pure création auxquels aiment se vouer El-P et Killer Mike. Dans une interview pour Billboard, El-P rappelle le premier esprit de Run The Jewels, qui consiste à mettre deux mecs dans un studio qui essayent de se faire rire mutuellement, mais toujours dans cette volonté de le faire avec style. "Legend has it" est sans doute la meilleure représentation de ces moments d’humour un peu outrancier de l’album, avec des punchlines sur fond de taille de zizi comme « I got a unicorn horn for a cock ».


Bien vite, l’ascenseur émotionnel tend à redescendre pour évoquer à nouveau des périodes un peu plus noires, mais cette fois dans un exercice de style beaucoup trop travaillé pour être passé sous silence. Le couple de morceaux "Thieves!" et "2100" marquent l’entrée dans un univers de science fiction un peu futuriste, où les deux rappeurs imaginent les regards des hommes issus d’un avenir potentiel, qui se posent sur ce que nous sommes en train de créer. Cela donne donc "Thieves" dans un premier temps, une conversation entre fantômes dont l’un incarne le spectre du racisme hantant les Etats-Unis. Une prosopopée dans laquelle est dénoncée l’outrage hypocrite des blancs quand les noirs, harassés par les diverses oppressions sociales qu’ils subissent, se laissent plonger dans la violence et les émeutes. Un clin d’œil au mouvement contestataire BlackLivesMatters qui s’est vu reprendre en riposte par le mouvement AllLivesMatters, critiquant peu ou prou que « y’a pas que l’injustice subie par les noirs dans la vie, arrêtez de vous plaindre c’est indécent. »


Positivisme, amour face à l'adversité
S’ensuit la chanson "2100", dont la sortie a été précipitée lorsque les résultats des élections présidentielles américaines sont tombés. Run The Jewels écrit à l’occasion de cette sortie : « Pour nos amis, nos familles, pour tous ceux qui se sent blessé ou effrayé parce qu’il arrive, voici une chanson que nous avons écrite il y a quelques mois. Nous n’avions pas prévu de la diffuser mais, elle semble appropriée aujourd’hui. Elle parle de peur et d’amour, et du fait de vouloir un monde meilleur. ». La temporalité de la chanson reste floue. Les textes voyagent entre présent et futur, avec le couplet de Killer Mike liant les temporalités avec toujours cette notion d’espoir déjà évoquée dans "Down". Le texte de cette chanson est remarquablement bien écrit, Teinté d'un positivité face à l'adversité très inspirante. Le refrain est chanté par BOOTS, dont la voix m’avait déjà complètement séduite dans "Early" sur RTJ2 et qui continue d’adresser une fraîcheur et une luminosité dans une ambiance pesante et sombre. C’est définitivement ma chanson préférée de tout l’album.


Quelques sons plus tard, Run The Jewels entame la conclusion de son album avec "Thursday in the Danger Room". Là non plus rien de bien gol-ri puisque les deux rappeurs vomissent la souffrance qu’augure la perte d’un être cher. Chacun expie sa douleur, El-P faisant référence au décès du rappeur Camu Tao qui a succombé a un cancer en 2008 ; et Killer Mike rendant hommage à un ami assassiné et dont les meurtriers n’ont jamais été retrouvés. Toujours dans l’interview de Billboard, El-P et Killer Mike parlent de cette chanson en disant qu’ils ont su mettre les mots sur ce que chacun ressentait à ce moment. Des mots et des souffrances qui ont été refrénées pendant de longues années.


Enfin, un album de Run the Jewels n’aurait pas autant d’aplomb s’il n’avait pas un featuring avec Zack de la Rocha, chanteur de Rage against the machine et à qui ont doit déjà la collaboration sur "Close your eyes and count to fuck" dans RTJ2. Le musicien revient et accompagne la deuxième partie du morceau « A Report to the Shareholders/Kill Your Masters ». La chanson marque une note de fin contestataire et révolutionnaire comme sait si bien le faire Run The Jewels, sa première partie relate l’obéissance, la liberté d’expression et la peur de la perdre ; tandis que "Kill your masters" aborde la question de l’esclavage et la défiance de l’autorité. Un détonant mélange qui met ainsi fin au troisième opus de Run The Jewels, avec une impression mitigée.


Non pas mitigée par la richesse des textes, des sujets, de leurs références et de leur écriture bien plus subtile que l’on voudrait bien le croire. Le duo de rappeur décrit d'ailleurs RTJ comme une représentation des multiples sentiments humains. "There’s more songs and there’s more of an arc. Like he said, we really just took our time, and it really was just because we could. We had the time to do it. And there’s an arc in the record, because you’re getting a year’s worth of our mind and our hearts. So there’s moments on the record where you can tell where the energy shifts, and you can tell where the mood shifts."


La critique négative porterait plutôt sur l’accompagnement musical, la technique mise peut-être un peu plus en retrait que dans RTJ2. La volonté de faire un album plus sombre est indéniablement réussie, mais RTJ3 sonne musicalement un peu plus « plat », plus fade. Je continue de mettre une réserve sur cette assertion, car je sais qu’il m’a fallu beaucoup de temps avant de savourer pleinement chaque seconde de RTJ2.

Cyrielle_M__Pat
7
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le 30 janv. 2017

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