Un nouveau cru déroutant mais pénétrant

Nouveau disque du Maître. Toujours un événement, mais aussi une appréhension, tant on entend de partout que son heure de gloire est depuis longtemps révolue, que la technique glorieuse des années 1980-1990 n’est plus que l’ombre d’elle-même, dévastée par la perte de l’être cher, de l’âme sœur qu’était sa femme et son mentor, Aliza Kezeradze.


Les critiques n’ont cependant pas été unanimement défavorables à son retour à l’enregistrement en 2019, après un hiatus de vingt années, sur un programme assez inattendu. La prise de son n’était pas irréprochable, loin de là, et les deux sonates de Beethoven, lues comme toujours très personnellement, ne m’avaient pas convaincu. En revanche la sonate pour piano no. 2 de Rachmaninoff était tout bonnement écrasante de puissance et d’émotion, en fin de compte un morceau tout choisi pour ce Pogorelich « âme en peine ».


En ce début d’année 2022, le pianiste revient à ses premières amours, dans un disque sobrement intitulé Chopin, toujours chez Sony. Première remarque, la prise de son s’est grandement améliorée : moins réverbérée, plus précise spatialement, et permettant de jauger entièrement la qualité des graves, ô combien capitales dans le jeu puissant et tourmenté de Pogorelich. Un jeu hautement débridé, se permettant des pianissimos aux couleurs infinies comme des fortissimos titanesques de violence et d’émotion.


La partition, elle, est toujours lue à contre-courant de la quasi-totalité des interprètes récents de Chopin. Exit les Lisiecki et autres singes savants que les labels tentent récemment de nous refourguer comme des Rubinstein au rabais ; ici, l’artiste parle, lit et comprend quelque chose : il interprète, à fond.


Arrau et son gravage mythique comme étalon-mètre, Pogorelich implose les conventions et livre une lecture méditative de deux Nocturnes : la no. 1 (op. 48) et la no. 2 (op. 62). On pouvait déjà connaître l’interprétation alanguie à l’extrême de la première, enregistrée illégalement par quelques fourbes lors de la première tournée du pianiste hors de sa retraite.


Je dis alanguie à l’extrême car en comparaison d’Arrau (6:21) ou de Brigitte Engerer (6:08), la version de Pogorelich atteint sur ce CD la durée de 7 minutes et 42 secondes ! On est dans les mêmes proportions d’allongement pour la deuxième Nocturne du présent disque. Mais comment ne pas être conquis par cette relecture complète et profondément émouvante de la no. 1 op. 48 ? Les couleurs jaillissent au terme d’un crescendo époustouflant de maîtrise, transpercent l’air à n’en plus finir, et l’on profite finalement du fortissimo gargantuesque du pianiste croate, comme prêt à tout engloutir dans un maelström de sensations tourmentées et sublimes.


La Sonate no. 3 est interprétée avec la même propension à l’extension, à la sculpture ralentie, mais jamais inerte. En moyenne, chaque mouvement dure une à trois minutes de plus qu’une interprétation « classique ». Ce sont surtout les tempi rapides que le pianiste décante jusqu’à une quasi déstructuration, sans jamais omettre de conserver la trame de la voix principale intacte. La Fantaisie, un peu terne en comparaison du reste, est pour moi le seul maillon faible de ce disque.


Finalement, ce qui me semble le plus impressionnant chez ce Pogorelich d’un autre âge, c’est cette sagesse qui n’est pas gentillesse mais tristesse profonde et inconsolable, laquelle irradie toutes ses interprétations récentes ; et cette faculté innée à faire chanter Chopin comme nul autre ne sait le faire aujourd’hui. Une vision pénétrante, apocalyptique quelques fois, et absolument critiquable, mais qui n’en demeure pas moins d’une puissance artistique extraordinaire : l’expression d’un génie.

grantofficer
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le 16 avr. 2022

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