Phaedra
7.1
Phaedra

Album de Tangerine Dream (1974)

Sur Zeit, Tangerine Dream était assimilable à une bande de mioches ayant découvert un nouveau jouet, le lego synthétiseur, et comme pour toute trouvaille enfantine, les petits génies l’avaient employé jusqu’à rupture, jusqu’à sa destruction pour utilisation trop intensive. Le problème avec les nouveaux jeux, c’est qu’il faut du temps pour les appréhender, les intégrer dans la bande des anciens. Le VCS-3, c’était le jouet trop compliqué pour Edgar Froese, Peter Baumann et Chris Franke, celui qui allait être à l’origine du raté total que fut Zeit. Atem, paru l’année suivante, poursuivait dans sa lignée tout en marquant un retour bienvenu à de trop rares séquences rythmées. 1973, les bambins ont légèrement grandi, et voilà qu’un nouvel automate s’offre à eux : le séquenceur… Ce dernier offre la possibilité d’enregistrer et de mémoriser des sons issus de divers instruments électroniques pour les répéter à l’infini. Dénué d’une quelconque musicalité en lui-même, le séquenceur ne produit aucun son de sa seule structure, il lui faut être associé à un instrument. Joli jouet. Alors, cette fois-ci, les chérubins sauront-ils utiliser l’engin comme de grandes personnes, c’est-à-dire avec discernement, parcimonie et recul ? Ou le séquenceur sombrera-t-il dans l’oubli des gadgets inutiles voués aux jeux futiles de grands enfants mélomanes ? Phaedra, paru en 1974, semble, en surface seulement, fournir une réponse positive à la première de ces deux interrogations, tant l’aspect révolutionnaire de l’ouvrage est rabâché à qui ne connaîtrait pas Tangerine Dream, ce par des hordes d’adorateurs dont l’aveuglement n’a d’égal que le sectarisme.

En réalité, la seule révolution de Phaedra réside dans les possibilités nouvelles apportées par l’emploi du séquenceur : les rythmiques ne sont plus étudiées pour être complétées par la batterie (que Tangerine Dream a abandonné depuis quelques années déjà, de toute façon), puisque la simple utilisation d’un thème ou d’une structure établie par le synthétiseur peut être réutilisée à l’infini. Ainsi, pendant que les nappes de mellotron, de moog ou autre sont jouées en temps réel par le musicien, le séquenceur pose les bases du rythme par des séries de notes, tout à fait régulières, voire même, selon l’image que veulent en voir les utilitaires, complètement robotiques. Comme dans Autobahn de Kraftwerk ou Zuckerzeit de Cluster, les deux autres albums pionniers du séquençage, parus eux aussi en 1974.

Grandi par ces nouvelles possibilités, le trio Froese/Franke/Baumann décide tout de même de ne pas abandonner ce qui a fait sa force dans les milieux abscons, son désespoir dans les milieux mélomanes : l’ambient. Ainsi, Phaedra voit deux forces s’affronter. La première, établie depuis quelques années déjà dans l’œuvre ésotérique de Tangerine Dream, consiste à superposer les nappes fumeuses autour d’une arythmie déplaisante car dénuée de sens autant que d’humanité. La seconde, encore nouvelle et imprécise, appelle les services du séquençage et, par conséquent, du rythme. Parfois, les deux entités co-exercent leur pouvoir, permettant le positionnement mémorable d’harmonies planantes (première moitié de « Phaedra », « Movements Of A Visionary »). Mais ces moments sont trop rares et, en proportion, le séquenceur n’est employé qu’au cours de la moitié de l’ouvrage. L’autre moitié voit la dominance écrasante de l’ennui arythmique des nappes synthétiques et des atmosphères plus ou moins cosmiques (seconde moitié de « Phaedra », « Mysterious Semblance At The Stand Of Nightmares »). Les circonstances de l’enregistrement du titre éponyme de 17 minutes permettent d’ironiser : là où d’aucuns, les plus acharnés, y perçoivent le parachèvement d’une réflexion approfondie et préméditée, il ne s’agit en réalité qu’un accident bienheureux. Froese, Franke et Baumann improvisaient, expérimentaient, sans penser enregistrer. Plus tard, ils redécouvrent la piste enregistrée et décident de la garder tout en y ajoutant des séquences à la basse, à la flûte et au mellotron. A la présente ironie s’ajoute le progressif désaccordage du Moog employé sur « Phaedra », qui, comme tout synthétiseur de première génération, voit son accordage évoluer en fonction des changements de température, y compris le réchauffement interne de la machine. Finalement, cet ouvrage relève plus du concours de circonstances que d’une réelle préméditation artistique.

Froid, dur, inhumain, Phaedra n’attire pas la sympathie. Il la méprise, trop occupé à se gargariser de son aspect inédit et révolutionnaire. Il oublie que pour apprécier la musique, l’humain doit se reposer sur ses connaissances, sur son approche du réel. L’inconnu fait peur ; Phèdre est effrayant. Plus qu’une simple œuvre de musique électronique, il est le miroir des ombres que l’on ose contempler. En 1974, encore à l’état embryonnaire, l’art de Tangerine Dream touche par ses imperfections et son absence de concession aussi bien dans l’abject que dans le mirifique. Le mauvais n’est pas mauvais, le bon n’est pas bon. Il est. Peu importe le reste, Phaedra était nécessaire pour la suite. Mais les mélomanes n’oseront avouer considérer cet album comme le chef-d’œuvre absolu de Froese & Cie : il y eut bien meilleur. Les dissidents iront jusqu’à trouver impossible de le considérer comme un chef d’œuvre : il demeure bien trop inégal. Les pires rebelles iront même jusqu’à le reléguer en deçà de l’état d’œuvre : après tout, Phaedra n’est-il pas que l’exploitation musicale frustrante de l’esprit bien trop abstrait de ses créateurs, au détour d’un voyage mi-séquencé mi-planant, ésotérique et superfétatoire ? Alors, à l’écoute, il fait bon être un rebelle, n’est-ce-pas ?
BenoitBayl
5
Écrit par

Créée

le 5 déc. 2013

Critique lue 846 fois

8 j'aime

5 commentaires

Benoit Baylé

Écrit par

Critique lue 846 fois

8
5

D'autres avis sur Phaedra

Phaedra
Maitresinh
8

Musique pour paiens modernes, loin de ce monde

Dans les 80's, avant internet, ado, pour écouter de la musique, il fallait squatter les casques écouteurs des extraits audio à la fnac, ou écumer les médiathèques...c'est donc un peu au hasard que...

le 16 août 2013

8 j'aime

3

Phaedra
Venomesque
10

Cet album est parfait.

Impossible de faire l'impasse sur un groupe comme Tangerine Dream, et encore moins sur cet album souvent vu par certains comme une source d'influence majeure dans le monde de la musique électronique...

le 10 sept. 2023

1 j'aime

Phaedra
Alligator
3

Critique de Phaedra par Alligator

Non, je n'y arrive pas. Je ne trouve rien à quoi me raccrocher. Je trouve cela redondant par rapport aux albums que j'ai écoutés précédemment (Electronic meditation, Zeit), amorphe, avec moins de...

le 30 déc. 2012

1

Du même critique

First Utterance
BenoitBayl
9

Critique de First Utterance par Benoit Baylé

Souvent de pair, les amateurs de rock progressif et de mythologie connaissent bien Comus. A ne pas confondre avec son père, Dionysos, divinité des intoxications liquides et autres joies éphémères, ou...

le 9 déc. 2013

23 j'aime

Alice in Chains
BenoitBayl
9

Critique de Alice in Chains par Benoit Baylé

La révélation mélancolique Il y a maintenant 5 ans, alors que ma vie se partageait entre une stérile végétation quotidienne et une passion tout aussi inutile pour le basket-ball, je découvris la...

le 9 déc. 2013

22 j'aime

2

Kobaïa
BenoitBayl
8

Critique de Kobaïa par Benoit Baylé

A l'heure où la sphère journalistique spécialisée pleure la disparition pourtant prévisible de Noir Désir, espère la reformation du messie saugrenu Téléphone et déifie les nubiles BB Brunes, les...

le 5 déc. 2013

15 j'aime

1