Paul's Boutique
7.6
Paul's Boutique

Album de Beastie Boys (1989)

Jusque début 2007, un restaurant baptisé Paul’s Boutique paradait à l'angle des rues Rivington et Ludlow de Manhattan, en hommage à l’album qui immortalisa l’intersection sur sa pochette panoramique en 1989. Un restaurant ?! Sacrebleu, afin de rendre justice à Paul’s Boutique, il aurait fallu trimballer là une noria de camions et de bétonneuses pour y construire pêle-mêle une cour d’école, un bar à putes, une turbine à samples, un playground, une faculté de musique, un asile de fous, une bibliothèque, un distributeur automatique de beats, une cour de justice, une salle de conférence, un théâtre comique, des buildings argentés, un music-hall démesuré… Bref, il aurait fallu concasser tout New York et Los Angeles sur cet étroit pan de trottoir pour restituer avec une justesse en béton l’étendue du chef-d’œuvre des Beastie Boys, réédité vingt ans après sa sortie. Un chef-d’œuvre bâti sur un tombereau de succès et une poignée d’incertitudes.
Le succès est évidemment celui du premier album Licensed To Ill, qui décroche la timbale, en 1986, en devenant l’album de hip hop le mieux vendu de la décennie 80. Une tournée tapageuse s’ensuit, avec des filles enfermées dans des cages, des émeutes et une sacrée débauche débile qui consacre le statut d’idiots déflagrants qu’aiment à endosser Michael “Mike D” Diamond, Adam “MCA” Yauch et Adam “Ad-Rock” Horovitz, trois blancs-becs biberonnés au punk hardcore. Mais qu’à cela ne tienne, à l’heure d’enregistrer le second effort, là où bon nombre de formations auraient décliné la formule gagnante jusqu’à la nausée post-murge, le trio renie sa réputation de branleurs, étrenne l’ingéniosité qui sera la sienne durant toute sa carrière et décide d’emprunter les chemins de traverse. Exit le label emblématique Def Jam, bonjour la major prestigieuse Capitol Records. Exit New York, bonjour Los Angeles. Et l’essentiel : exit le producteur Rick Rubin, bonjour John King et Mike Simpson, alias Dust Brothers. Présentés à Adam Yauch via l'ami commun Matt Dike, et alors seulement connus pour quelques productions éparses (Tone Lōc notamment) et une émission de radio diffusée dans le sud californien, les deux loustics vont faire de Paul’s Boutique un terrain de jeu mythique, une pierre angulaire du sampling et de l’instrumental atomique, l’acmé du pillage sonore à tous les étages, à toutes les époques et dans tous les genres. À vrai dire, chaque morceau mériterait sa logorrhée, tant les cassures, les idées de mise en scène musicale et les trouvailles surgissent de partout pour s’harnacher à ces phrasés nasillards et acérés qui s’entrecroisent, se bousculent et tranchent les enceintes avec une stridence aussi sidérante que leur jubilatoire manie du name-dropping (de Napoléon à Bruce Willis en passant par Galilée). Dès l’ouverture, la saillie fonky Shake Your Rump multiplie les arrivées de samples comme on change de position durant l’amour : Led Zep, Rose Royce, Funky 4+1, Afrika Bambaataa et James Brown y forniquent sans précaution. L’haletante trouée Egg Man, qui mêle les violons de Lucy In The Sky With Diamonds (The Beatles) aux effets angoissants de Psycho et Les Dents De La Mer, étaye cette science du groove profilé qui ne faillit jamais malgré les contorsions auxquelles elle est soumise. Plus loin, les riffs robotisés de The Sounds Of Science (chipés aux Beatles encore) font le lit du succès à venir de Fatboy Slim, quand Hey Ladies vole à un quarteron de sommités funk (The Commodores, Kool And The Gang, Cameo et les P-Funk All Stars) ce single forcément sudatoire. Après une interlude de saloon chère à Country Mike, et une plongée gangsterisée aux guitares lourdes et au rythme lent sur Looking Down The Barrel Of A Gun, Shadrach régénère le turbomoteur à swing. “We're just 3 M.C.'s and we're on the go/Shadrach, Meshach, Abednego” : les Beastie Boys y citent la Bible et donnent envie à un certain David Sklar d'écrire à son sujet une très sérieuse analyse post-moderniste. En guise d’épilogue, le final homérique B-Boy Bouillabaisse condense en quinze minutes et neuf sous-parties ce qui vient déjà de nous ébaubir pendant quatorze titres. On extirpera de l'étourdissante mixture son petit d). L’hallucinante accélération A Year And A Day, avec son riff en or, son flow old school, ses scratches à profusion et son rythme à couper le souffle, fait passer au hip hop un mur du son rétrofuturiste encore jamais approché et finit de faire de Paul’s Boutique une pièce maîtresse qui, si elle n’eut pas le succès escompté à sa sortie, gagnera au fil des années ses galons d’exception.
Le disque d'une volte-face légendaire qui aura assommé et révolutionné en cinquante minutes un genre encore adolescent, lancé la carrière de deux génies des platines (les Dust Brothers tritureront Beck et son Odelay, en 1996), et pérennisé pour très longtemps celle de nos trois génies du crachoir. Vingt ans plus tard et à l’écoute de cette entière remasterisation, on se demande même si on a réussi à faire mieux depuis. (Magic)

bisca
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le 13 mars 2022

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