One Trip One Noise
6.7
One Trip One Noise

Album Remix de Noir Désir (1998)

En quelques années, le remix est devenu L'Elixir du docteur Doxey, une réponse miracle à tous les problèmes rencontrés par le monde de la musique ­ âge, rhumatismes, décrépitude, amnésie. Grâce au remix, tout le monde est devenu copain et fait fi des chapelles musicales : ainsi déguisé et maquillé par des DJ, le rock est redescendu dans l'arène qu'il avait abandonnée aux jeunesses électroniques, les vieilles chansons sont ressorties des labos à samplers gavées au Viagra. Une mise sous pli dance qui a suffi à illustrer musicalement la fusion mondialisante des genres. Comme toujours, tout le monde s'est mis à faire du remix, à relire le patrimoine en tentant d'y imprimer sa touche personnelle. Au-delà des escroqueries évidentes (le remix a souvent consisté en des reprises pures et simples des chansons existantes, vulgairement grimées par la modernité des sons et des techniques de production), ce bain de jouvence en eaux souvent troubles, voire saumâtres quand la vieillesse se paie un DJ-gigolo, est presque devenu la panacée des esprits en panne, le neuroleptique de débats entre les intégristes de chaque camp dont les discussions se sont soudainement conclues par un oecuménisme inédit. "Machin prend toute sa dimension dans sa version remixée par Bidule."Comme toujours, le virus s'est propagé à l'intérieur des orthodoxies elles-mêmes, les groupes ont mis leur ego sous l'éteignoir et le libre échange de matière grise musicale s'est transformé en une espèce de grande partouze où l'excellence (Cornelius remixant les High Llamas ou Kid Loco revisitant Talvin Singh) s'est mise à côtoyer le n'importe quoi (Noel Gallagher sagouinant Beck). Aujourd'hui, la France est aussi frappée par l'épidémie. Les Little Rabbits s'amourachent de Roudoudou ou Purple Penguin et même Noir Désir s'est laissé emporté par cette fièvre. "De manière non préméditée, annonce d'emblée Bertrand Cantat. Tout est parti d'une cassette envoyée par Andrej, un artiste de Belgrade, qui avait fait une relecture de Septembre en attendant avec les moyens du bord. On ne l'a pas écoutée tout de suite. Puis l'idée a lentement fait son chemin après plusieurs écoutes. C'était très intrigant. Pour la première fois, je me sentais dépossédé d'une chanson, mais je ne le vivais pas comme quelque chose d'affreux ou de dramatique mais plutôt de manière plaisante. Revisité comme ça, Septembre en attendant devenait un morceau porteur d'une autre sensibilité et me touchait énormément. Le plus frappant dans cette affaire est qu'Andrej avait choisi de faire ce titre très minimaliste dans sa version originale pour le rhabiller et le glisser dans une structure un peu trip-hop avec des filaments électroniques."La simplicité du morceau choisi conjuguée à l'abandon de ces petits réflexes possessifs ados (un des maux du rock), voilà ce qui va décider Noir Désir à se lancer dans l'aventure du remix et lui donner un piquant inédit en compliquant légèrement les règles du jeu. Car Noir Désir va intelligemment jouer la carte de la non-méthode, se retirer complètement du processus : plutôt que d'établir une présélection de remixers officiels, il va mandater sa maison de disques pour qu'elle mette son répertoire en pâture de manière empirique et qu'elle envoie à chacun des prétendants à la transfiguration les enregistrements des instruments piste par piste ­ et non la mouture finale de la chanson choisie.Comme pour doper l'excitation de l'entreprise, tout au long de l'opération, aucun des Noir Désir n'aura connaissance de la liste des candidats à la destruction. Un véritable blind-test lorsque chaque matin, le groupe devait écouter les cassettes arrivées au courrier et deviner le nom de l'auteur du remix. Serge Teyssot-Gay : "On écoutait ce qui arrivait sans savoir qui l'avait fait, on voulait être réellement surpris. Nous n'avons imposé aucune démarche artistique. Le format était totalement ouvert, chaque artiste devait pouvoir choisir son angle d'attaque et l'élément qui lui servirait de porte d'entrée." Le jeu du bouche à oreille fera le reste. En quelques mois, la boîte aux lettres du groupe recrachera plus de cent versions revues et corrigées, un incroyable matériel duquel ressortiront treize lauréats, regroupés dans un disque protéiforme mais étonnamment cohérent, One trip, one noise."Un an s'est écoulé entre le lancement de l'idée et le choix final des morceaux. Une année durant laquelle nous sommes restés dans le flou. Pour faire un disque de tous ces enregistrements, il fallait que nous trouvions une grosse dizaine de titres cohérents entre eux, qu'il y ait une unité. Comme par hasard, une fois la sélection faite, on s'est aperçu que les mixes choisis provenaient pour la plupart d'artistes qu'on apprécie : Sloy et Yann Tiersen par exemple. Ou alors de gens auxquels on avait pensé par le passé pour remixer certains de nos titres, comme Franz Treichler, le chanteur des Young Gods. D'ailleurs, c'est le seul que nous ayons reconnu d'emblée lorsqu'on a écouté sa cassette... Idem pour Al Comet, qui lui a carrément choisi de remixer la seule chanson qu'on ait jamais eu envie de refaire un jour avec des machines A l'arrière des taxis. Comme quoi, le paradoxe de ce genre d'initiative est qu'elle donne lieu à des demi-surprises."Les réelles surprises viendront donc d'ailleurs. La mauvaise de Gus Gus, complètement à côté de son sujet : trop aimantés par la voix de Cantat, les Islandais finissent par perdre Tostaky dans les airs. Et la bonne de Treponem Pal par exemple, capable d'organiser One trip, one noise en cyberdub, sans le moindre effet de manche clinquant. Plus loin, l'inconnu Andrej dote Fin de siècle de la puissance de feu de Prodigy. Quand Al Comet sculpte au vitriol et caresse la voix de Cantat à la toile émeri, il le glisse dans les tessitures d'Alan Vega et déniche une filiation improbable entre Noir Désir et Suicide via son interprétation d'A l'arrière des taxis. Ludique, Anna Logik emmène Lolita nie en bloc dans un swing jazz blanc easy-listening opportuniste ; aventureux, Yann Tiersen juche A ton étoile sur les sommets des falaises et l'aère d'une atmosphère somptueusement baroque (violon, violoncelle, accordéon) ; ambitieux, Replicant se bâtit une cathédrale d'arrangements et de cordes à la John Barry dans Oublié. Enfin, Akosh, le DJ hongrois, s'empare du 666.667 Club pour en faire un blues nord-africain virtuel, où le chant finit par entrer dans les transes savantes délivrées par les griots. Un ultime sévice en guise de point d'orgue à cette troublante entreprise de transformisme, dont on devine déjà les séquelles dévastatrices et les effets libérateurs sur un groupe dont on n'a jamais connu que les urgences rock."Cette expérience nous a vraiment éclairés sur les limites d'un groupe de rock, qui tiennent essentiellement aux instruments utilisés. Noir Désir, depuis le début, c'est une guitare, une voix, une basse, une batterie. Ce sont les seuls instruments avec lesquels nous faisons corps. On ne peut pas décider demain de jouer de l'oud ou des samplers en pensant qu'on va pouvoir donner une couleur nord-africaine ou électronique à notre musique, on n'en possède pas assez les secrets pour les utiliser de manière instinctive."Au bilan de compétences établi par Serge Teyssot-Gay, Bertrand Cantat préfère l'idée de la réminiscence et se hasarde à demi-mots sur l'avenir : "Lorsqu'on travaillera sur un nouvel album, il ne sera pas question de créer à tout prix une filiation avec celui-ci, mais il est vrai que le processus d'ouverture et de digestion qu'il a engagé est bien présent, il est inévitable. Ecouter des musiques différentes, ethniques ou autres, c'est accepter qu'elles continuent à évoluer dans ta tête, qu'elles cheminent dans une espèce d'inconscient musical. On les assimile, on va les ressortir sous une certaine forme. Il y a un passage souterrain, un peu comme la rivière qui disparaît sous terre : elle ressort forcément." On guettera les résurgences.


Même si l'inflation en matière d'albums de remixes sent sa petite affaire commerciale gérée au moindre coût et frôle parfois l'escroquerie pure et simple, il existe quand même des exceptions. Exemple frappant avec Noir Désir : pour tous ceux qui supportent à petites doses leurs chansons-slogans et leurs guitares en rafales, ces Remixes sont une aubaine. Bertrand Cantat n'a jamais aussi bien porté les dreadlocks que sur ce One Trip/One Noise enfumé par Treponem Pal. De même, avec Oublié, Noir Désir fait un petit tour chez John Barry avec ses samples piqués au thème de OO7. Noir Désir en visite dans une usine sidérurgique ? En stock grâce à au mix de A L'Arrière Des Taxis par Al Comet des Young Gods. Cantat en vacances en Islande ? Pas de problème, voyez Gus Gus qui file une tonne de sédatifs à la boule de nerfs Tostaky. La même qui se prend un coup de boule par Telepopmusik, déjà sur la playlist de la Big Beat Boutique. Noir Désir au conservatoire ? C'est l'affaire de Yan Tiersen et la grande réussite du disque : ce A Ton Etoile rehaussé de cordes subtiles. Beaucoup de surprises, donc, et le plaisir d'entendre la voix de Cantat plus nue qu'à l'habitude, sans doute l'un des meilleurs chanteurs actuellement audibles en France. Quant au meilleur groupe français de rock sans guitares, sans rage ou chatouillé par le démon de l'électronique, cela reste Noir Désir. Une leçon. (Magic)
bisca
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le 10 avr. 2022

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