Oh Mercy
7.2
Oh Mercy

Album de Bob Dylan (1989)

Dylan est mort à la fin de sa trilogie chrétienne. Si cette dernière est d’un intérêt artistique discutable, elle a au moins le mérite d’être sincère. Entre Slow Train et Shot Of Love le Zim croyait peut-être n’importe quoi, mais au moins il croyait encore à quelque chose.


À partir de 1982 il ne sera plus qu’une ombre errante dans un monde qu’il ne comprend plus.


Durant toute la décennie, il va multiplier les mauvais choix tant au niveau de la production que du songwriting. Obsédé par l’idée de sonner moderne et professionnel, il publiera des disques sans âme et donc sans intérêt, car lorsque le Zim n’est pas concentré sur ses chansons toute son œuvre s’écroule comme un château de cartes. Sur scène il sauve les meubles en se lançant dans des tournées très lucratives. Jusqu’au milieu des années 80, chaque concert ressemble à une grande messe où parfois plus de 100000 personnes viennent voir, plus qu’entendre, l’icône des années 60. Petit à petit les setlists prennent des airs de grands Best of et le Zim interprète son répertoire en pilotage automatique. S’il y a bien une chose qui ne réussit pas à Dylan c’est la routine. Il revient longuement et lucidement sur ce moment de sa carrière dans ses chroniques


« En venant à mes concerts, le public devait avoir l’impression de traverser un verger désert, des herbes mortes… Pour quantité de raisons, le whisky était sorti de la bouteille. J’étais toujours prolifique, mais jamais exact. (…) Les voies de ma musique n’étaient qu’une jungle de lianes. J’avais suivi les usages établis et ça ne marchait pas »


Plus loin il ajoute la chose suivante


« Professionnellement les dix dernières années m’avaient laissé défait et épuisé. Bien des fois en approchant de la scène avant le concert je m’étais surpris à penser que je ne respectais pas ma propre parole. Quelqu’un s’était évanoui en moi et j’avais besoin de le retrouver. J’ai tenté de le sortir de force (…) mais c’était inutile, je me sentais foutu, dépouillé… une épave. »


Les critiques sont évidemment très négatives et le public lui tourne peu à peu le dos pour ne pas voir la déchéance d’un des artistes les plus populaires des années 60-70. Bref, en 1988 Dylan est au bout du rouleau et envisage très sérieusement de mettre un terme à sa carrière discographique. Pourtant depuis quelques mois il semble avoir comme un retour d’inspiration. Seul chez lui il commence à écrire quelques textes, sans mélodies. Des bons textes… très bons même. Mais au lieu de courir en studio comme il l’aurait fait 20 ans plus tôt il se contente de les ranger dans ses tiroirs. La confiance n’est plus là. Quelques semaines plus tard, lors d’un dîner, il confie à Bono son projet de mettre un terme à sa carrière discographique. Bono lui conseille alors de contacter Daniel Lanois producteur de l’album phare de U2 : The Joshua Tree. La première rencontre entre les deux hommes sera assez froide, mais suffisamment constructive pour que les deux artistes au fort caractère acceptent de travailler ensemble.


Les séances démarrent à la nouvelle Orléans où Lanois a loué un vieux manoir qu’il transforme en studio. Le Zim souhaite commencer par un titre rock, Political World. Dylan enregistre une version très directe qui semble lui convenir, mais Lanois lui demande d’en refaire une autre et puis encore une autre. Et puis Lanois commence à changer les arrangements en les rendant plus funky. Dylan se demande bien où il veut en venir. Au bout d’un moment il quitte le studio pour n’y revenir que le lendemain matin. Lanois, qui a passé toute la nuit à bûcher sur le morceau, lui fait écouter le résultat final que Dylan qualifie de… très mauvais !


Évidemment avec deux têtes de cochons comme Dylan et Lanois le ton ne tarde pas à monter et le producteur finit par briser sa Dobro de colère contre les murs du studio. Ambiance.


Heureusement, toutes les séances n’ont pas été aussi viriles. Dylan y revient longuement dans ses chroniques publiées en 2004. Il rend hommage, par exemple, à la manière dont Lanois à produit la chanson Ring Them Bells, véritable pierre angulaire de l’album.


« Lanois en a conquis l’essence, le cœur, et il y a insufflé toute sa magie. Nous l’avons gravée exactement comme elle m’est venue. Deux-trois prises avec moi au piano, Dan à la guitare, Malcom au clavier. Dan a saisi l’instant à la perfection. Il a peut-être même embrassé toute l’époque. Il a fait le bon choix – produit une version précise, dynamique, sensible pour toutes les oreilles. La chanson se tient droite du début à la fin. »


Si les deux hommes ont une vision diamétralement opposée du travail en studio (Lanois prônant le professionnalisme là où Dylan souhaite privilégier la spontanéité), ils finiront néanmoins par apprendre à se respecter mutuellement. À tel point que le Zim dressera un portrait assez flatteur de Lanois dans ses chroniques, insistant sur le fait qu’il a su donner à cet album le son qu’il fallait pour mettre en valeur ses chansons. Lanois a sans doute aussi aidé Dylan a repositionné sa voix. Les clopes et l’alcool ont naturellement fini par user les cordes vocales du Zim qui n’arrive plus à projeter ses mots comme dans les années 60-70. Alors sur ce disque, il modifie complètement son phrasé pour se fondre totalement dans le paysage musical qui l’entoure. Les envolées mélodiques sont délaissées au profit d’un phrasé plus grave et expressif que jamais. Durant les années qui vont suivre Dylan n’aura de cesse d’approfondir le travail vocal entrepris sur cet album. Oh Mercy représente donc un véritable tournant dans la carrière du chanteur de 48 ans.


À la sortie du disque, en septembre 1989, les critiques furent bonnes, mais les ventes décevantes. Qu’importe, Oh Mercy représente bel et bien, avec le recul, une résurrection pour le Zim. Mais le Dylan qui renaît n’est pas le même que celui qui est mort dix ans auparavant. Old Bob jette un regard désabusé sur le monde qui l’entoure comme le prouvent les chansons Everything Is Broken ou Political World qui décrivent un univers gouverné par le mensonge et le chaos. La racine de tous ces maux ? Dylan la trouve dans la vanité des hommes qui les poussent aux plus grands crimes (Disease Of Conceit). Dans la chanson Dignity (qui sera écartée au dernier moment de la tracklist finale de l’album) le Zim nous dit que, dans notre époque troublée, le peuple cherche un peu de dignité comme il cherchait des pépites d’or à l’époque du Far West


“Wise man lookin’ in a blade of grass


Young man lookin’ in the shadows that pass


Poor man lookin’ through painted glass


For dignity”


Mais dans ce disque Dylan ne remet pas en cause que le monde extérieur. Pour la première fois depuis Blood On The Tracks l’armure semble se fissurer pour laisser apparaître un homme rongé par le doute. Plusieurs titres de chansons se terminent par un point d’interrogation. Sur la chanson What Good Am I ?, par exemple, Dylan s’interroge sur son caractère individualiste comme il ne l’a jamais fait auparavant.


“What good am I if I’m like all the rest ?


If I just turned away, when I see how you’re dressed,


If I shut myself off so I can’t hear you cry,


What good am I ?”


On est loin des chansons comme Trust Yourself où, au début des années 80, Dylan appelait


chacun à ne faire confiance qu’à lui même.


Oh Mercy est un disque hanté par les absents et le temps qui passe. C’est comme si trop longtemps, le Zim avait fait semblant de ne pas être touché par tout ce qui l’entoure. Il fallait bien que ce qui est resté à l’intérieur finisse par déborder un jour. Sur Most Of The Time, Dylan se souvient d’un amour perdu (Sara ?). Il crève de lui dire qu’elle lui manque plus qu’elle ne saurait l’imaginer. Mais l’homme est fier, alors il lui dit exactement l’inverse.


« La plupart du temps


Je ne pense même pas à elle,


Je ne la reconnaîtrais pas si je la voyais


C’est dire si elle est loin.


La plupart du temps


Je ne suis même pas sûr


Qu’elle ait jamais été avec moi


Ni moi avec elle. »


La plupart du temps… évidemment tu m’as compris.


Dylan ne saurait être plus transparent que cela.


Oh Mercy dit beaucoup de choses sur Dylan. Trop sans doute pour l’homme qui déteste se sentir vulnérable. C’est pourquoi, quelques mois seulement après la parution de l’album, Dylan retourne en studio pour enregistrer un disque au ton beaucoup plus léger. Under The Red Sky, album anecdotique, même si pas complètement désagréable, sort moins d’un an après Oh Mercy. Sans doute ce nouvel effort n’avait-il pour principal objectif que de replonger Dylan derrière un rideau de fumée duquel il était imprudemment sorti quelques mois auparavant.



Hervé_Bertsch
7
Écrit par

Créée

le 8 août 2023

Critique lue 31 fois

Hervé Bertsch

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