Odelay
7.3
Odelay

Album de Beck (1996)

À force, on commence à se ficher de Beck, ses sorties, ses concepts, ses accointances sectaires, même son avenir. Et c'est triste. Triste de constater qu'en passionné de musique, on puisse tourner aussi résolument le dos à un artiste qu'on a vénéré durant toute l'adolescence – époque virginale où, comme chacun sait, les impressions sonores sont les plus pures et marquantes. Surtout quand par ailleurs, tout aussi lucidement, on continue de juger fondamentale sa place dans l'histoire de la pop, et que deux de ses albums figurent toujours sur notre petite liste subjective des disques indispensables à l'animal humain. Le premier est Mutations (1998), idéal de pop ourlée et internationale, dont la perfection fragile cherche encore ses descendants – Sea Change (2002) apparaissant sous cet angle comme un avortement. Le second est Odelay (1996), le disque par lequel tout a vraiment commencé, le révélateur à grande échelle de ce touche-à-tout génial. Son chef-d'œuvre emblématique. Le fils Hansen a alors vingt-six ans, et une énergie de défricheur éblouissante. Deux ans plus tôt, il a fait paraître Mellow Gold (1994), fourre-tout jubilatoire traversé d'éclairs de génie, ainsi que deux disques de folk lo-fi malades, One Foot In The Grave (1994) et l'inaudible Stereopathetic Soulmanure (1994), s'imposant comme un modèle d'originalité et de dignité pour la nation indie. Son ambition dépasse alors celle de la plupart de ses contemporains. Désosser le hard-rock, se défoncer la tronche au rap, verser dans les langueurs de tropiques fantasmés, retrouver le frisson des messes psychédéliques, dresser un temple à la gloire des ancêtres de la musique américaine : voilà ce que ce blanc-bec carnivore entend accomplir dans un même mouvement. Ainsi, Beck n'est pas sorti de nulle part, il est apparu au contraire par toutes les failles de la (contre) culture, s'imposant comme le premier geek coolissime, la figure d'où découlent aussi bien Adam Green que Gonzales, Pharell Williams que Lightspeed Champion. Suite idéale de Mellow Gold, copie définitive bâtie sur le brouillon, Odelay correspond à cet instant magique où ses moyens se sont véritablement accordés à ses obsessions. C'est l'œuvre d'un alchimiste des marges découvrant la formule de la restitution. Lorsqu'on l'écoute aujourd'hui, à l'occasion méritée d'une belle réédition, on ressent clairement son rôle dans l'éducation de l'oreille postmoderne. Après un tel bain de jouvence, les genres les plus fermés allaient se dévoiler comme des pucelles, et les artistes curieux se jeter avidement sur eux pour leur faire subir les pires sévices. On se souvient de notre excitation d'alors, de ce délicieux et légitime ébahissement. En effet, qui aurait pu croire cet avorton capable d'endosser tous ces costumes pour s'en faire une personnalité, et mettre tout le monde d'accord ? La réponse se trouve comme toujours dans la qualité des chansons. Ici, le miracle tient dans la capacité de celles-ci à dépasser systématiquement leur ébouriffante singularité. Au-delà des effets de boucles et de superposition, des distorsions tonitruantes et des embardées synthétiques, des chausse-trappes rythmiques et des pétards mélodiques, chaque titre est une merveille de composition et d'interprétation. L'orgie sacrificielle menée par Beck ne vise pas le classicisme, mais bien le conformisme qui vide les classiques de leur substance. Et c'est ainsi, dans l'exaltation du ludisme et de la désinvolture, la collision des formes et des confessions, qu'il participe à définir la musique populaire de son temps. La pléthore de faces B, remixes et inédits accompagnant cette ressortie est nécessaire pour qui veut s'immerger dans cette époque bénie où le Californien se permettait toutes les audaces, évacuant ses pulsions bruitistes et lo-fi trop hardcore sur le bas-côté (les épuisants Inferno, Thunder Peel, Lemonade, .000.000 et Trouble All My Day), tout en ouvrant une vaste aire de jeu à ses contemporains (ne pas manquer les réinterprétations signées Aphex Twin et UNKLE). Mais on ne saurait que trop conseiller à ceux qui ont découvert Beck trop tard de se concentrer sur les quatorze titres de l'album originel, expression définitive des multiples facettes de son talent. Car après tant d'années d'autocaricature, on peut gager que notre ancien meilleur ami ne rattrapera pas le temps perdu. Dépassé de toutes parts par ceux qu'il a nourris, réduit au personnage qu'il faisait mine d'incarner, il continuera sans doute à reproduire les formules dont débordaient ses cahiers d'alors. Les griffonnages qui recouvrent la pochette de cette Deluxe Edition illustrent d'ailleurs symboliquement cette évidence : Odelay appartient aujourd'hui à tout le monde, car tout le monde s'est servi dedans. Reste à son auteur d'accepter avec élégance cet honneur, en le laissant lui échapper définitivement.


  A l'heure d'un quatrième album fourre -tout, dansant et dans le vent, Beck est aujourd'hui un homme mûr. Pour l'asile. Afin d'épargner au lecteur de pénibles considérations d'usage (" Loser gagnant... blabla... postgrunge... antifolk... son meilleur album depuis le prochain... blabla"), commençons par la fin : ce n'est pas la moindre de ses qualités, le quatrième album de Beck donne furieusement envie de se replonger à la fois dans les œuvres complètes d'Isaac Hayes et des Beastie Boys. Perdu pour Odelay, le jeune homme qui préférait la raideur du folk ancestral au je-m'en-foutisme de son époque. Présentement, Beck fait l'andouille, amnésique, lobotomisé. Autodécrété trop jeune pour savoir lire les livres d'histoire de la musique, il regarde les images et comprend tout de travers, joue de la soul late sixties comme son frère Ween reprend Prince. Pourquoi pas : dernièrement, on a bien vu Jonathan Richman chanter Chic et James Brown. Beck met son nouveau mouchoir en satin mauve sur les rugueux blues et country ­ et, un peu, sur le songwriting. Le fan monomaniaque de country-blues est cordialement invité à rejoindre la sortie ­ direction ses compiles Frémeaux et Associés. Le plus simple, le plus lâche, aurait été d'attendre un deuxième One foot in the grave (l'album traditionnel), parce que personne aujourd'hui ne chante le folk avec la liberté de Beck. Plus courageux ou malin, Beck rejoint le monde des hommes, s'invite dans la grande fête du rock crossover, roublard et rigolo. Depuis que les œufs carrés sont aussi des œufs d'or ­ depuis Loser, en fait ­, il est devenu difficile d'accéder au buffet. Dans ce monde-là ­ le genre anticonformiste dans le coup, maintenant coté en bourse, pris en main par des professionnels ­, on a la mémoire courte. A la queue comme tout le monde, Beck, derrière les Fun Lovin' Criminals et les Butthole Surfers. Mais même coiffé comme tout le monde, Beck garde un épi monstrueux sur la tête. A vrai dire, on ne voit que ça. Beck s'empiffre de cochonneries, sucré-salé mélangés, trempe son toast dans la coupe de champagne du voisin, parle beaucoup de tout et de rien. Tout le monde déjante à mort, mais lui seul tient vraiment la route. Le secret de son succès ? L'exercice de style (Bexploitation ?) dégénère très vite en bataille de polochons. Beck fait preuve ici d'un crétinisme réjouissant, d'un sens aigu du non-sens, du détail assassin : guimbarde, paire de ciseaux, accordéon musette, sonnerie de téléphone, braiment d'âne, braillement d'idiot, scratche couinant, bruits de flipper, trompette easy-listening, limaille électrique, gimmick rap à fromage mou, bouts de dialogues, orchestre symphonique, on trouve tout ça sur Odelay. Ici, Beck fait danser les slackers sur un son qu'ils n'avaient jamais entendu. A l'heure où vous lirez ces lignes, l'iconoclaste Beck sera peut-être en train d'enregistrer du hillbilly-ambient en s'accompagnant à la cornemuse. A l'heure où nous écrivons, il sort un album groovy grinçant. La machine à danser va tout de travers, mangée par la rouille, bringuebalante, refusée au contrôle technique. Donc bonne pour nous, qui concluons sur Odelay : un bon Beck au poivre. (Inrocks)

bisca
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le 26 févr. 2022

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