Au cœur du coton, gratter la matière

Rassurez vous, monsieur Suso Saiz n'est pas venu nous faire un exposé pédant sur la primauté de la subjectivité sur l'objectivité. Non, monsieur Saiz est musicien, compositeur espagnol historique, pionnier du New Age qui a eu le bonheur de traverser avec une élégance certaine les années qui séparent son début de carrière de l'heure à laquelle je vous parle. Et ce qu'il est venu démontrer s'exprimera sans le moindre mot, ça passera dans l'air pour s'infiltrer en nous aussi bien par le conduit auditif que par les pores ouverts de la peau. Il sera alors dur de ne pas en convenir : rien, dans sa musique, n'est objectif.


On peut très facilement extrapoler ça à n'importe quelle musique d'ailleurs, ou n'importe quelle forme artistique à ce tarif, mais il faut dire que Saiz s'applique à si bien recouvrir Nothing Is Objective de sa personnalité que je ne peux m'empêcher de lui donner des points subjectifs bonus. D'autant qu'un des points les plus intéressants de cet album est cette manière qu'il a de faire cohabiter des drones synthétiques avec des ponctuations beaucoup plus organiques. Exemple : "Grounded" nous enveloppe dans un cocon très compact d'un drone brumeux et pesant, par définition informe, qui change parfois de note mais trop lentement pour former une quelconque mélodie, et petit à petit émergent des formes plus nettes, quelques notes de guitare, une sorte de moteur qui vrombit, des résonances métalliques, un sifflement glitché, un BIP de micro-onde... L'informe ponctué par de douces effractions de matière. Saiz utilise régulièrement des field-recordings pour conférer une humanité à ses drones, pour y apporter un élément naturel. À d'autres moments, il semble plutôt essayer d'émuler la nature avec sa technologie, comme sur le ludique et émouvant "Frogs In Love", où des piaillements électroniques viennent imiter le chant des grenouilles sur fond d'enregistrement d'une forêt nocturnes, avant que les vagues synthétiques ne viennent reprendre possession de leurs terres.


En somme, c'est un beau dialogue que Suso Saiz a écrit, entre l'humain, la nature et la technologie (ici tout sauf froide). Son passif de newager n'y est sans doute pas étranger : il cherche l'harmonie et en a trouvé une bien belle sur ce disque apaisé, dont le seul défaut serait peut-être une certaine lenteur à s'installer ; il faut bien attendre un bon quart d'heure (sur un disque qui en contient plus de cinq) pour qu'il se mette à vraiment briller. Et en guise de climax émotionnel : "Mexican Bells (for Jorge Reyes)", une des plus belles pièces ambiantes à avoir croisé mon chemin cette année, qui utilise des sons de cloche et des enregistrements de rue, d'enfants qui jouent, pour planter une décor qu'on pourrait presque toucher. Et ces cloches qui se samplent pour se muter petit à petit en drone, alors que les gamins continuent à se courser, et les oiseaux de chanter en fond, la pluie de tomber... Une petite subversion la frontière entre drone et non-drone... Et surtout, un morceau bouleversant, en apex de ce disque qui se montre à la hauteur de sa pochette : une tâche rose, humaine, nébuleuse, qui déborde du cadre.




Chronique provenant de XSilence

TWazoo
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Créée

le 6 mai 2019

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T. Wazoo

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