2019 fut une année particulièrement chargée pour le rap anglais, mais s’il y a bien un artiste qui a réussi à tirer son épingle du jeu et faire couler beaucoup d’encre, c’est slowthai. Rappeur originaire de Northampton qui a très vite séduit avec deux EPs le public hip-hop de son pays et plusieurs publications musicales comme le prouvent les éloges qu’a reçues son premier album dans la presse, Tyron Frampton s’est surtout fait un nom grâce à son rap souvent agressif et insolent et ses performances provocantes. Un héros pour certain, une “disgrâce” pour d’autres, slowthai avait une réputation à maintenir avec son premier opus qui allait, dans tous les cas, continuer à faire parler et diviser. Contre toute attente, Nothing Great About Britain est un album que je trouve, avant toute chose, profondément rassurant.


Rassurant, parce qu'il met en avant une voix singulière dans le paysage musical anglo-saxon actuel, au sens figuré comme au sens propre. La voix et les interprétations punk rappées de slowthai posées sur des productions hip-hop, teintées de grime, de R&B et parfois, oui, de punk ("Doorman") insistent sur le côté très singulier de sa musique et de son identité en tant qu’artiste. Écouter cet album pour la première fois est assez étrange et pas forcément très plaisant car dès la piste d’ouverture, l’artiste de Northampton ne rappe pas en rythme, semblant complètement libre de manier son flow comme il le souhaite. Au sens figuré, la voix de slowthai est singulière parce que, même durant une année où on a eu le droit à de nombreux - excellents - albums qui offraient un point de vue personnel sur des problèmes sociétales (PSYCHODRAMA de Dave, GREY Area de Little Simz ou encore Heavy Is The Head de Stormzy), personne ne s’exprime comme slowthai le fait, aussi honnêtement, aussi ouvertement, aussi spontanément et, il faut l’avouer, aussi grossièrement. Personne ne raconte le quotidien de la classe populaire anglaise comme il le fait. Personne ne s’attaque aux icônes du pays comme il l’ose le faire. Personne ne parle comme lui, point barre.


Nothing Great About Britain est un album rassurant parce qu'il y a une simplicité dans ce disque qu'on ne trouve pas vraiment ailleurs. slowthai semble écrire et raconter son vécu avec une légèreté parfois déconcertante, ce qui est bien mis en avant sur un morceau comme “Gorgeous”. Sur une production aux reflets R&B assez lumineuse et plaisante, Tyron Frampton se rappelle son enfance à Northampton et ses années lycée. Il y parle de façon très franche des difficultés qu’il a rencontrées, de ce sentiment de ne jamais trouver sa place, puis des bêtises qu’il a commencées à faire et de son expérience en tant que dealer (“Bob's shop, hot rocks in my joggers / Went boxing but I'm not no boxer”). “Gorgeous” et, plus tard dans l'album, "Toaster" sont teintés d’une certaine nostalgie même si ce sont des morceaux qui parlent de souvenirs pas forcément très heureux. C’est comme si malgré tout cela, slowthai continuait à voir la beauté cachée de son quotidien, le fait que la vie n’est pas toujours simple mais qu’elle peut être, par moment, bonne. Sur “Gorgeous”, le rappeur se remémore notamment la première fois qu’il s’est fait arrêter : “Five man deep and we all in cuffs / Five man deep and we all in, all in” clame-t-il sur le refrain, transformant, sans vraiment le vouloir, cette chanson très personnelle en un morceau qui parle aussi de l’oppression policière sur la jeunesse populaire anglaise, un sujet plus engagé et universel qu’on a pu trouver dans un grand nombre d’albums de rap cette année.


Dès lors, *Nothing Great About Britai*n est un album rassurant parce que c'est un album qui est politique malgré lui. Parce que l'individu qui s'y exprime choisit de parler de sa vie quotidienne, de la classe populaire à laquelle il appartient, des difficultés qu’il a rencontrées en grandissant à Northampton parce que c’est sa vie, c’est son vécu et il choisit donc de parler des choses qu’il connaît, tout simplement.


Nothing Great About Britain est un album rassurant car il ne s'agit pas de grands discours politiques comme un grand nombre de rappeurs ou de musiciens nous servent sur leurs albums qui se revendiquent comme étant engagés ou comme constituant une critique de la société. Sur son premier opus, slowthai ne donne jamais l’impression de vouloir se présenter comme un rappeur particulièrement engagé, même s’il l’est… malgré lui. Mais il ne faut pas croire que les textes du rappeur de Northampton ne reflètent pas pour autant une grande intelligence, un véritable talent pour manier les mots et une plume particulièrement grinçante, comme le prouvent parfaitement les morceaux les plus gonflés à bloc de l’album comme “Dead Leaves” (“Silence is loud, silence my movement / Silence them, it's about the music / If you snakin' me, you will learn by force / Make myself snake boots, then I walk my walk”) ou la piste-titre.


Nothing Great About Britain est un album rassurant, parce que le côté très provocateur de slowthai semble toujours justifié par une certaine colère que l’on ne peut que trop bien comprendre et qui s'exprime souvent avec un humour piquant ("I'd tell you how it is, I will treat you with the utmost respect / Only if you respect me a little bit, Elizabeth, you cunt”). Aussi noir que cet humour puisse paraître, l’artiste anglais l’utilise souvent comme une façon de dédramatiser un problème particulièrement grave ou bien pouvoir l’aborder plus facilement, sans nous donner l’impression d’écouter une chanson sur un sujet lourd. Sur “Crack”, Tyron Frampton compare l’amour qu’il porte pour sa partenaire à une addiction au crack (“I love you like a crackhead loves crack/ My addiction put my nose in the bag / I sneeze, you bless me, same time”). Si cette métaphore pourrait donner naissance à une certaine indignation, le rappeur la justifie en l’utilisant pour débuter un morceau sur lequel il est question d’une relation toxique, renforçant le fait que si slowthai utilise un humour grinçant, c’est souvent pour mieux aborder un sujet bien moins amusant qu’il n’y paraît, pour éviter de paraître trop sérieux dès le début de la chanson et ainsi renforcer l’impact qu’aura celle-ci sur l’auditeur une fois qu’il aura réalisé la gravité cachée dans le texte.


Nothing Great About Britain est un album rassurant parce que même si le rappeur est un personnage dont les délires sont parfois questionnables, c'est aussi un individu qui ne cherche pas à être quelqu'un d'autre que lui-même, et ce côté très "unapologetic" est ce qui fait vivre Nothing Great About Britain, ce qui le rend excitant, qui fait qu'il nous frappe particulièrement et qu’il nous parle.


En fait, Nothing Great About Britain est un album rassurant, parce que c'est un disque qui est, au final, très personnel. Et parce que c’est un ensemble de chansons écrites et interprétées par quelqu'un qui n’est pas si différent que nous. Quelqu’un qui a commis des erreurs, qui ne cherche à les nier et qui veut apprendre de celles-ci. Quelqu’un qui cherche sa place au sein d'un monde qu'il aime, malgré tout, mais duquel il se sent rejeté. Quelqu’un qui essaye d’être meilleur et plus honnête même si une profonde rage l'habite. Même si nous n'avons pas forcément vécu tout ce que slowthai a vécu ou fait les mêmes pas de côté, on se retrouve assez facilement dans cet album. Tous les sujets évoqués ne nous parlent pas forcément mais le fond, ce que slowthai est et ce qu’il recherche, oui. Et ça, c'est très rassurant.


Bien sûr, Nothing Great About Britain n’est pas que rassurant. C’est aussi un disque très intime, qui ne cherche pas à être un "statement", où slowthai ne cherche pas à se faire passer pour plus intelligent qu'il ne l'est. C'est un album politique malgré lui parce qu'il parle de choses vraies et parce que son interprète parle de ce qu’il connait, et ce qu’il connait se révèle être considéré comme politique et est rarement discuté aussi ouvertement dans la musique mise en lumière par les médias.


Malgré son titre qui semble dénigrer le pays - le rappeur a d’ailleurs expliqué que ce n’était pas son intention - Nothing Great About Britain est un album aussi très anglais. Non seulement parce que slowthai peint le portrait de la classe populaire britannique, mais aussi parce ce que l'artiste se situe entre rap et punk, un héritage qu'il doit à l'histoire musicale de son pays et des "protest songs" qui l'ont rythmée, de "God Save The Queen" à "Sirens". Tyron Frampton est un artiste et un individu clairement à part dans le paysage musical britannique et son honnêteté est profondément touchante, quelque chose qui ne serait pourtant pas suggéré par les productions, la performance et les textes provocants de slowthai. Et cette honnêteté, cette façon de parler sans filtre du quotidien de la classe populaire britannique et de faire entendre sa colère, est probablement la chose la plus anglaise qu’il soit : car, à travers slowthai, au final, c’est une partie de l’Angleterre qui s’exprime. Une Angleterre souvent bafouée et rarement mise en lumière, une jeunesse souvent laissée pour compte et dénigrée… Nothing Great About Britain c’est tout ça, et c’est pour ça que c’est un album que je trouve si rassurant.


Key tracks : "Nothing Great About Britain", "Gorgeous", "Toaster", "Northampton's Child".

killyourdarlings
8

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le 28 mars 2020

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Keith Morrison

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