Nevermind
7.8
Nevermind

Album de Nirvana (1991)

Que tous les rageux du monde se donnent la main.


Tous. Sans exception. Les haineux, les hargneux, les fielleux, les bavouilleux sauce vinaigre, les grinchouilleux logorrhéiques, les belliqueux lyriques anathémistes..., et les dénigreurs, les persifleurs, les flétrisseurs, les atomiseurs en série, les petits débineurs dans leur coin, les grands disqualificateurs, les vitupérants ostraciseurs de ma sœur..., et les aigris, les agressifs, les vindicatifs, les compulsifs du pinaillage peine-à-jouir, les forcenés du glaviotage punitif, les fanatiques de l'exécration vomitive...


Et les tellement plus malins que les autres. Les qui ont tout compris d'avance, et de travers. Les que leur mépris galvanise, que leur dédain narcissise. Les moi-je-moi-je hoquetants qui ont besoin de s'affirmer dans les extases de la dépréciation. Les qui aiment au plus haut point ne pas aimer. Les qui jouissent de ne pas jouir... Tous les acerbes, nom de Dieu ! Qu'ils rappliquent tous ! Qu'ils ramènent leurs bouches ! Et qu'ils fassent cercle autour de la personne de Kurt Cobain afin de déverser sur lui le flot acrimonieux de leur ressentiment inextinguible.


Bof.


Ils ne pourront jamais le détester autant que lui se détestait.


L'art subtil et délicat de l'auto-détestation suppose bien des talents. Tout le monde ne peut y réussir. Les hommes étant enclins à s'octroyer les qualités les plus flatteuses, la perspective de piétiner allègrement l'image intime de leur splendeur ne provoque pas en eux un enthousiasme himalayesque. Sauf à élever la mauvaise foi au rang d'un sport de haut niveau (un exercice toujours tentant), il faut admettre qu'on n'est guère prompt à se juger avec la même intransigeance que celle dont on fait preuve lorsqu'on s'enquiert de nos semblables. Quant à porter sur soi un regard plus accablant que sur quiconque, très peu, à vrai dire, parviennent à cet exploit. Seuls quelques élus sont appelés.


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On en connaît qui écoutent attentivement. Qui prennent des notes, qui signent et qui s'abonnent, satisfaits non remboursés. Comme l'ami Cobain, jeune homme doté d'une aptitude faramineuse à se poubelliser complet le ciboulot. Certes, il y a des fortiches à ce jeu-là, de vrais experts, d'éminents spécialistes..., mais Kurt était un maestro, le genre qui pulvérise tous les records. Shooté à l'auto-dépréciation permanente, s'y vautrant avec ardeur, et même s'y complaisant, poussant toujours plus loin le bouchon de son mal-être dans le goulot du désespoir, jusqu'à vouloir donner pour titre au troisième disque de son groupe : I hate myself and I wanna die. Puisqu'il le dit.


Comment quelqu'un qui possédait assez d'atouts et de talents pour que la vie lui soit plaisante, quelqu'un que mère nature a gratifié généreusement de ses faveurs et que la réussite n'a pas boudé, si l'on en juge par le succès considérable (et fulgurant) qu'il remporta, comment un tel homme a-t-il pu se perdre en route ? Car ses facilités n'ont pas semblé le satisfaire, loin s'en faut. Quelque chose ne passait pas, qui lui minait le ventre et la conscience. Évidemment, la toxicomanie n'a pas aidé... Mais voilà, dans ses dernières paroles il s'accusait sans rémission d'avoir perdu le goût de la musique, au point d'en concevoir « une culpabilité au-delà des mots ». Était-ce si grave ?


Oui.


L'horreur : ne plus désirer la musique. Ni la jouer, ni l'écouter. Le Grand Vide. Une immense anesthésie de ses compétences musicales. Une extinction irréversible de son appétence artistique. Ah le coup fatal. Le coup à perdre le goût d'aimer. D'aimer tout court, la vie, le monde, les autres. Et puis soi-même. Haine de soi, honte d'être si creux, si plein de rien. Autant devenir sourd. Difficile de dire quand ces vilains symptômes sont apparus. Peut-être avec ce disque, pourtant grandiose, mais dont la promotion médiatique et l'exploitation commerciale ont démenti obstinément l'éthique punk-rock brandie par Kurt comme un credo. Qu'il trouve ou non sa cause dans cette duplicité marchande, le sentiment de l'imposture fut le présage d'un désaveu de tout son être, et de son droit à exister en tant qu'artiste : y a-t'il une légitimité quelconque à faire encore tout ce en quoi on ne croit plus ?


Non contentes de susciter l'émerveillement du philosophe dialecticien, les contradictions du monde réel peuvent aussi être vécues comme d'authentiques tragédies personnelles, et elles le sont d'ailleurs assez souvent chez les sujets qui se les prennent, précisément, en pleine poire. La contradiction qui rongeait l'âme de Kurt Cobain était brutale. De la bonne grosse antinomie en barre, irréductible, inexpiable, mortelle. Car ce garçon a tout eu, la célébrité et la reconnaissance. Il fut connu et reconnu, deux choses peu compatibles qu'on évitera de confondre. Si le désir de célébrité poursuit en vain les plates satisfactions de l'ego, la quête de reconnaissance s'attache d'abord à un travail et à son résultat, c'est-à-dire à une œuvre. Ce qui fait une légère différence. Être connu : pour son ego. Être reconnu : pour autre chose que soi, justement ; pour ce travail, intense et vital, auquel il n'est possible de se livrer qu'en s'oubliant, en s'efforçant de ne plus être un « moi ».


S'extraire du moi, se sortir de soi, s'en sortir avec soi, etc. C'est ce que fait l'art à celui qui le fait, quand il le fait bien. De même avec l'amour... (l'amour : « enfin débarrassé du fardeau d'être soi-même », comme disait le poète). Sauf qu'en perdant son mojo, notre bon Kurt perdit aussi l'envie d'œuvrer, d'écrire et de jouer des chansons. Il perdit cette force qui pousse à s'agrandir, à devenir autre, à voir plus loin que ce qu'il appelait lui-même (dans son Journal) son « petit ego narcissique et pleurnichard », et qu'il détestait par-dessus tout. Mais détester son moi, c'est encore lui accorder trop d'importance, une forme plus tortueuse d'égocentrisme, une façon plus insidieuse de ne pas se concentrer sur l'essentiel. Que restait-il, alors, une fois ruinés le sens de l'effort créatif et son aspiration à la reconnaissance ? Rien d'autre que la célébrité. La danse des simulacres. Tout le chiqué du star system, avec le cirque de ses chimères, clinquantes, grotesques et grimaçantes. Il y avait là comme un méchant arrière-goût de compromission, ou de trahison.


... « Coupable au-delà des mots ».


Il en avait conscience. Il voyait bien le problème. Son risque majeur. Celui d'être réduit à la partie la moins glorieuse de lui-même, de n'être plus qu'une vague rock star, une de plus, qui fait le jeu de la pompe à fric. Et se payant au passage, grassement, comme les autres, s'en mettant ras-le-godet. Profitage, gavage, bâfrage, empiffrage intégral. C'était donc ça, la pente qu'il empruntait ? Ce qu'il était en train de devenir... ? Un spécimen supplémentaire de la goinfrerie générale. L'instrument d'un business acharné capable de transformer en marchandises les expressions les plus sincères de la révolte anti-business. Simple rouage de l'industrie du divertissement, petit maillon du grand système de manipulation des masses, ce nouvel opium du peuple. Vendu, Kurt Cobain ! Vendu ! Adieu les valeurs punks, les doigts d'honneur, les idéaux d'insoumission. Ravale ton grunge. Retourne à tes seringues. En pleine régression, le Kurt ! Régression à la loi du profit et aux pathologies de l'ego (-isme, -tisme, -centrisme) que notre époque fabrique au kilomètre. Régression au stade vénal. Régression au stade du bébé de la pochette. Pipi-caca-dollar.


Beurk.


Impossible de s'en tirer par un simple « rien à foutre ». Pas de nevermind qui tienne. Sous ses airs désinvoltes et sa provoc' facile, l'album entier hurle à la mort. Chaque chanson pue sa charogne. Ça crie, ça crache, ça creuse sa tombe de long en large, ça crève à grands fracas. Ça raconte une sale histoire. C'est l'histoire d'une chute, le récit d'une défaite. Un chant de déchéance... qui vient de commencer, et qui se terminera trois ans plus tard, la tête en pastèque, éclatée dans le décor. Fallait-il s'y attendre ? La plainte que cette musique exhale à chaque instant, peut-on l'entendre en ignorant ce qu'elle annonce, sa prophétie auto-réalisée ? Tout le disque semble en sursis, marqué par l'imminence d'une nuit définitive. Comme le destin tendu vers son accomplissement, comme un grondement lointain qui se rapproche — « something in the way » —, jusqu'à l'ultime rendez-vous, prévu de longue date. Un autre disque viendra, un dernier, parachevant la régression, In Utero. Mais Nevermind a déjà dit le principal. Ce garçon agonisait depuis toujours. S'il y a une vie avant la mort, il est possible que Kurt n'en ait rien su.


...


J'avais l'âge d'être son frère quand il est mort.
J'ai désormais celui d'être son père.
Et je ne comprends pas mieux.
Peut-être moins.


Voire rien.

Pheroe
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le 4 mars 2018

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