Nefertiti
7.8
Nefertiti

Album de Miles Davis (1968)

Le Prince noir et les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse

Après le fabuleux concert de septembre 1964 à Berlin, Miles Davis estime enfin avoir trouvé un quintet aussi bon que le quintet légendaire de 1955-1957 (John Coltrane, Red Garland, Paul Chambers et Philly Joe Jones).

Il publie en 1965 «E.S.P.», premier album enregistré en studio avec sa nouvelle troupe. Mais cet opus, pourtant excellent, ne semble pas satisfaire Miles, pas plus d’ailleurs que les jeunes pousses de sa section rythmique. Le quintet cherche à retrouver l’inspiration et les libertés des live.

Deux nuits mémorables au «Plugged Nickel» de Chicago en décembre 1965 (huit heures de concert au total) vont faire exploser la quinzaine de standards que Miles a gravé au cours des dix dernières années. Sa musique en particulier et le jazz en général ne seront plus les mêmes.

Entre fin octobre 1966 et fin mai 1967, le second quintet publie «Miles Smiles» et «Sorcerer», deux disques magistraux et explosifs enregistrés en studio. Mais Miles Davis doute encore. Il veut un album sorti de nulle part, avec des compositions originales sur lesquelles chaque membre du quintet pourra réaliser des improvisations totales, tant dans les soli, les duos ou les unissons. Cette fois-ci encore, la partie s’annonce délicate.


LE FAMEUX (SECOND) QUINTET

Miles Davis (trompette), Wayne Shorter (saxophone ténor), Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse), Tony Williams (batterie)


LE CONTEXTE DE L’ALBUM «NEFERTITI»

«Nefertiti» est le 30e album de Miles Davis enregistré en studio et le 4e avec son second quintet. Cet opus est considéré comme appartenant au Hard bop mais cette classification semble bien peu adaptée tant les six morceaux originaux, d’apparence homogène, prennent des formes musicales différentes au fil des soli ou des duos.

Trois sessions, les 7 et 22 juin puis 19 juillet 1967, seront nécessaires pour enregistrer les six titres dont trois compositions de Wayne Shorter, deux d’Herbie Hancock et une de Tony Williams.

La remastérisation CD datant de 1998 est de grande qualité. Et quatre prises alternatives ont été ajoutées pour cette sortie numérique.


RECOMMANDATIONS

Ne fuyez pas tout de suite cet album lancinant basé sur l’ostinato, terme que l’on pourrait définir par une suite de courts motifs mélodiques qui reviennent tout au long de chaque morceau.

La première écoute peut en effet sembler hermétique voire désagréable parce que répétitive. Mais les apparences sont souvent trompeuses. Cet album n’est pas du easy leastening et il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour apprécier les soli qui paraissent extrêmement simples mais qui distillent sur le long terme des sensations plus complexes, des émotions troubles et duales. L’impression de malaise finit par s’estomper pour laisser place à un sentiment de plénitude.

Si la difficulté d’appréhender «Nefertiti» persiste, on peut reprendre quelques potions magiques que Miles a concocté lors des quinze années précédentes. Le voyage musical en vaut la chandelle.


PRÉPARATIONS POUR L’OUÏE

1. Prenez trois cuillerées de «Walkin’».

2. Saupoudrez d’un zeste de «Bags’ Groove» mais pas plus, les morceaux n’ont pas l’appellation d’origine davisienne.

3. Laissez mijoter «Cookin’» trois fois trente-trois minutes.

4. Faites revenir quelques «Relaxin’».

5. Complétez par deux couches successives de «‘Round About Midnight».

6. Décantez les écoutes précédentes avec «Miles Ahead».

7. Ajoutez une pointe de «Milestones».

Et…

8. Servez-vous largement en «Kind of Blue» (les quantités ne sont pas précisées).

Vous hésitez entre le fromage ou un dessert?

Fromage, ce sera «Seven Steps To Heaven».

Dessert, plutôt «E.S.P.».

Vous n’arrivez pas à choisir? Prenez une grande rasade de «Miles Smiles».

Voilà, en moins de 90 jours, vous êtes prêt à déguster «Nefertiti».

Faites-le à petites doses au début (soyez relâché et serein, évitez la voiture, écoutez-le seul si vous voulez garder vos amis ou préserver votre famille).

Puis augmentez les portions au bout d’une année.

Passez enfin à «Filles de Kilimanjaro»: c’est la griotte du tumulte sur la galette ultime avant d’entrer dans la période électrique radicale.

Si ça manque de goût, si vous avez du mal à digérer, recommencez!

Avec l’accoutumance, on finit par y prendre plaisir et savourer la mixture sonore.


LES SIX MORCEAUX DE L’ALBUM ORIGINAL(39 minutes 19)

1. «Nefertiti» (7 minutes 55) - 7 juin 1967

CUIVRES HYPNOTIQUES CONTRE RYTHMIQUES CHAOTIQUES

Une composition énigmatique de Wayne Shorter spécialement écrite pour cet album. Est-ce un chant funeste comme si Nefertiti ne pouvait pas sortir du labyrinthe de sa pyramide sépulcrale? En tout cas…

Si vous aimez les soli, passez votre chemin.

Si vous aimez les performances virtuoses, oubliez cette reine légendaire.

Si vous aimez les batteurs déjantés, ce morceau est pour vous, mais tendez bien l’oreille parce que les cuivres lui laissent peu de place.

Si vous aimez les notes suspendues, vous aimerez ce pianiste.

Si vous aimez les gammes déroulées et savantes, ce dompteur de clavier vous charmera.

Si vous aimez l’unisson de la trompette et du saxophone, vous allez être gâté.

Si vous aimez l’osmose parfaite de la trompette et du saxophone, vous ne tiendrez que la première partie de la session.

Si vous aimez les pulsations de la contrebasse, vous pouvez passer directement au deuxième morceau.

Si vous aimez la répétition, la réitération, la rengaine, il semble que vous ayez écouté ce titre jusqu’au bout.

Si vous aimez les changements de rythme, la discontinuité harmonique, l’éclat mélodique, la plage suivante est la vôtre.


2. «Fall» (6 minutes 39) - 19 juillet 1967

ILLUSIONS SONORES

Une nouvelle composition étonnante de Wayne Shorter. Le thème principal pourrait faire penser à une ballade mais la complexité des arrangements, l’autonomie de chacun des musiciens, leurs rencontres à d’autres moments font que cette romance devient une complainte instable qui oscille entre crescendo et decrescendo. Autant l’ostinato était récurrent sur «Nefertiti» autant ici le motif disparaît en arrière-plan sonore.

Le plus déroutant est la manière d’amorcer ce titre. La première note du trompettiste donne l’impression que le morceau n’a pas de début comme si l’histoire avait déjà commencé sans nous. Et la suite qu’engage la section rythmique ne contredit pas cette sensation. Le solo de Miles Davis est superbe d’inventivité, Wayne Shorter n’intervenant qu’en faux-semblant lors de la reprise du motif principal. Celui d’Herbie Hancock est presque dans le même registre. Encore une impression puisque chacun des musiciens décide de son propre tempo. Ainsi quand plusieurs accélérations brutales du pianiste semblent lancer la ballade vers un Rythm & Blues, ses comparses restent imperturbables, puis quand Hancock ralentit, c’est Tony Williams qui s’excite. Ces imbrications puis alternances font que les repères sont fluctuants comme illusoires. Plutôt qu’une ballade, c’est un songe qui vacille entre rêve et cauchemar. Le solo de Wayne Shorter ne dément pas ce sentiment mouvant, accentué par Miles Davis qui participe en second plan à la coloration du récit. Et le plus étrange est le solo de la contrebasse, appuyé par les autres membres du quintet. Ron Carter apparaît sans que l’on s’en soit rendu compte et termine(?) la dernière minute comme pour mieux nous plonger dans les limbes qui résultent de cette chute.


3. «Hand Jive» (8 minutes 58) - 22 juin 1967

DANSES HALLUCINATOIRES

Une composition inspirée de Tony Williams que ses camarades de jeu vont s’évertuer à désarticuler, transformant l’énergie frénétique en un chant à plusieurs voix, comme des échos qui se superposeraient, rendant la mélodie presque inaudible.

L’introduction au diapason est superbement ciselé. Seul Ron Carter semble en décalé, comme voulant parasiter le «Hand Jive», une danse que Tony Williams a dû pratiqué gamin lors de la sortie en 1958 de «Willy and the Hand Jive», tube Rhythm & Blues de Johnny Otis.

Le solo de Miles Davis suit les signaux de son contrebassiste, l’improvisation s’écarte radicalement du motif, la scansion des notes devient hachée. Wayne Shorter lui répond magistralement par une narration abstraite au tempo déglingué. Le saxophoniste n’a jamais été aussi proche du Free Jazz. Introduit par la contrebasse, Herbie Hancock s’engage dans un solo typique du «sorcier». Ses deux minutes sont truffées de citations et sa conclusion permet le retour à la mélodie et à l’unisson.

Qu’en pense l’auteur d’«Hand Jive»? Sur les trois soli, Tony Williams a fracassé ses percussions de contentement puis, à chaque fois, est revenu à son introspection et ses expérimentations polyrythmiques. Et, bizarrement, au final, la mélodie qui semblait désarticulée, cacophonique est là, laissant son empreinte indélébile. Ce quintet est décidément diabolique.


4. «Madness» (7 minutes 33) - 23 juin 1967

ANGOISSE DE LA FOLIE ORDINAIRE

Une composition hallucinée d’Herbie Hancock.

«Ambiance Hard bop certifiée», annoncent les cuivres. Mais l’ensorceleur Herbie Hancock ne l’entend pas de cette oreille. Le bop dur n’a que trop duré. Instaurons sur la mélodie, des tensions, un climat d’incertitude par des changements de rythmes violents. Fracassons les touches du clavier comme si Tony Williams explosait le piano avec ses baguettes. La suite est un dialogue de sourds entre la trompette torturée de Miles et la contrebasse frénétique de Ron. L’inquiétude se fait encore plus pressante. La fin du jazz approche. Le solo funeste de Wayne Shorter signe un enterrement en première classe. Cris, hurlements, susurrements, chuchotements, couinements… tous les sentiments douloureux y passent. Ouf, le solo apaisé d’Herbie Hancock ne suit pas ces antiennes. La section rythmique s’agite tel un métronome fasciné par le jeu véloce et virtuose du pianiste. Les quelques secondes qui restent semblent être le retour à la mélodie Hard bop. Mais encore une fois, Hancock n’est pas au diapason, ses ultimes notes psychédéliques résonnent dans la tête comme une folie incarnée.


5. «Riot» (3 minutes 05) - 19 juillet 1967

TENSIONS CLIMATIQUES

Seconde composition magistrale d’Herbie Hancock.

Ce court morceau est superbe d’intensité. Les rythmes assenés à la mélodie par Tony Williams y sont pour beaucoup. Chaque solo est d’une précision d’orfèvre et les improvisations y sont plus maîtrisées. Cette «émeute» est en quelque sorte la réponse du «sorcier» à «Mr Gone» et à son morceau sur la «chute». L’ensemble est très fluctuant, truffé de notes suspendues et d’accords inachevés, comme si l’on prenait le morceau en route et le final est identique puisque les musiciens semblent poursuivre leur chemin après nous avoir laissé sur le bord de la mélodie. Le jazzophile peut poursuivre cette insurrection musicale sur le superbe album «Speak Like a Child» qu’Herbie Hancock enregistrera l’année suivante avec son propre quintet.


6. «Pinocchio» (5 minutes 09) - 19 juillet 1967

VARIATIONS HARMONIQUES ET UNITÉ RYTHMIQUE

Une composition subliminale de Wayne Shorter.

La première minute 30 est un unisson des cuivres qui répètent à satiété le motif tel un ostinato à la fois lancinant et saccadé. Ce «Pinocchio» pourrait être une sorte d’équivalent à «Nefertiti», mais avec un tempo beaucoup plus soutenu. La grande différence entre les deux titres est la présence de soli courts mais époustouflants de vitalité. Celui de Miles Davis oscille entre lyrisme et abstraction. Celui de Wayne Shorter est plus narratif comme voulant rappeler l’origine incertaine voire improbable de «Pinocchio». Cet album, issu pour moitié des compositions du saxophoniste, est ainsi dans une veine narrative qui se confronte à des mythes (Égypte antique, danse contemporaine, conte de fées, tensions sociétales des USA). Le solo d’Herbie Hancock s’inscrit entre Blues et Classique. Chacun est dans son style, dans son univers, tous se rassemblent sur le leitmotiv. Les pulsations sous-jacentes Ron Carter et les éclats de cymbales de Tony Williams placent un tempo d’une régularité sans faille, facilitant ainsi ce retour à la mélodie.

LES PRISES ALTERNATIVES AJOUTÉES AU SUPPORT NUMÉRIQUE (27 minutes 04)

Les quatre pistes supplémentaires sont de grande qualité sur le plan musical, avec notamment d’importantes variations dans les improvisations.


7. «Hand Jive» - 1re prise alternative (6 minutes 52) - 22 juin 1967


8. «Hand Jive» - 2e prise alternative (8 minutes 17) - 22 juin 1967

Ces deux plages sont assez proches de l’originale retenue. La première est interrompue par la voix éreintée de Miles Davis.


9. «Madness» (6 minutes 46) - 23 juin 1967

Plage plus courte que celle retenue. Le solo de Wayne Shorter est plus ramassé. À signaler quelques grésillements sur cette prise alternative.


10. «Pinocchio» (5 minutes 09) - 19 juillet 1967

Le tempo de cette plage est nettement plus lent que celle retenue. Mais l’impression de climat incertain n’est pourtant pas moindre. Une autre différence se situe aussi dans la présence très chahuteuse d’Herbie Hancock en arrière-plan sonore.


FIN D’UNE ÉPOQUE, DÉBUT D’UNE AUTRE

Tant dans son titre que dans son univers musical, «Nefertiti» annonce la fin du second quintet de Miles Davis, du moins sur le plan acoustique. L’album suivant «Miles in the Sky» voit le défricheur Herbie Hancock, accompagné par la contrebasse de Ron Carter, introduire de l’électricité sur deux morceaux. Sur un troisième morceau, «Paraphernalia», une sublime composition de Wayne Shorter, le loup électrique est dans la bergerie acoustique avec la guitare de l’éclectique George Benson. «Filles de Kilimanjaro», opus qui prolonge ces nouveautés, voit la transformation du second quintet en septet. Puis l’explosion sonore et expérimentale a lieu avec le mythique «Bitches Brew» et voit la disparition de la section rythmique Hancock-Carter-Williams. Seul Wayne Shorter survit à la révolution qui mène le jazz électrique vers le Jazz-Rock-Fusion. Mais ses jours auprès de Miles sont comptés lorsque Wayne crée avec Joe Zawinul le groupe «Weather Report» qui deviendra un véritable laboratoire expérimental.

Créée

le 6 avr. 2024

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