Dans le site web agencé pour Memory Almost Full, Paul en dit : « Cet album est évocateur, émotionnel, entraînant... » Oui. « …mais je ne peux pas le résumer en une phrase. » Eh non. Et pour cause….


Car, enregistré sur une période qui s’étend de 2003 à 2007 (George Martin lui ayant conseillé de se concentrer sur Chaos And Creation In The Backyard), conçu entre une période de beau fixe et une période de tempête sur le plan privé, débarrassé de Nigel Godrich qui se permettait de cadrer le chien fou et de refuser les morceaux qu’il n’aimait pas, guidé avant tout par le plaisir de se faire plaisir (Paul joue de tout sur 7 des 13 titres), Memory Almost Full n’a musicalement aucune unité, surtout sur le plan qualitatif, et on peut dire en cela que c’est l’album archétypique de Paul McCartney : des perles somptueuses y côtoient des morceaux banals et d’autres franchement pénibles. Je fais ce que je veux et je vous emmerde (mais pas trop quand même parce que je suis gentil, et accessoirement Paul McCartney). Mais c’est aussi pour ça qu’on l’aime, et puis le plaisir de jouer provoque - parfois - le plaisir d’écouter (Dance tonight, That was me).


Mais s’il est archétypal, Memory Almost Full n’est pas pour autant un McCartney de série, car il s’en démarque par l’intensité exceptionnelle de ses perles, irradiant de l’or pur plutôt que des reflets irisés.


Only mama knows, un rock véhément et angoissé, parle du sentiment d’abandon éprouvé après un épisode d’enfance aussi banal qu’effrayant, avoir perdu sa mère dans un aéroport. Mais l’aéroport pourrait être symbolique, et de toute façon le souvenir est ravivé, étiré et dramatisé par l’abandon présent de « mama Heather », et on est loin de la sérénité de Let It Be, où Mother Mary n’était au contraire que présence, même dans la mort. Only Mama knows / Why she laid me down / In this godforsaken town / She was running too / What she was running from / I always wondered / I never knew.


You tell me est une ballade d’une tristesse déchirante chanté par une voix de suppliant, où Paul se remémore une période d’amour parfait (symbolisée par un été sans pluie), en se demandant s’il n’a pas magnifié ses souvenirs. Were we there ? Was it real ?


Mr Bellamy est superbe, mais moins émotionnelle et plus cryptique. Pour les conspis impénitents qui depuis 1967 ont fait de toute manifestation d’un Beatle leur terrain de jeu, « Mr Bellamy » serait un anagramme de « Mills Betray Me ». Pour une fois je me laisserai faire. L’originalité brillante du morceau et sa versatilité hautaine sont une déclaration d’indépendance, et les paroles disent bel et bien : In the delusionary state / No wonder he's been feeling strange of late, et surtout I'm not coming down / No matter what you do / I like it up here without you.


Enfin House of Wax, funèbre, troublante et finalement bouleversante, repeignant en cauchemar absolu la condition de superstar, est ce qu’elle est parce que c’est celle qui montre avec le plus d’évidence comment le présent teinte, distord et retravaille le passé. Le présent, c’est la séparation d’avec Heather en 2006 dans un climat de haute tension, le divorce imminent. Le passé, c’est les fans déchaînés et les Beatles qui ne peuvent que rêver d’échapper au tonnerre qui noie et aux trompettes de la renommée. Mais de toute façon « les poètes se répandent dans la rue », « les poètes se dispersent dans la nuit », car l’éclair frappe la maison de cire, métaphore de l’intimité fragile et de la vie privée impossible. Et c’est encore, toujours, le traumatisme de la - des - séparations qui domine, avec la confusion toujours vivace / toujours vivante qui s’ensuit.


C’est que le moteur de cet album n’est pas musical, il est mémoriel. Et le fauteuil vide de la pochette n’est contredit qu’en apparence par le titre imagé de la mémoire presque pleine. C’est une intuition admirable de comparer les souvenirs à des fichiers trop nombreux qui s’accumulent dans un disque dur à la capacité limitée. Car la mémoire est effectivement limitée, et la mémoire n’est pas une. Elle est faite de traces mnésiques dont la biologie ne sait pas encore trop où elles se nichent, tant elles sont malléables et capricieuses : elles surgissent sans crier gare, et jamais pour ce qu’elles sont. Le présent les réévalue, les réécrit, change leur sens et leur ordonnancement. Le souvenir pur n’existe pas : la mémoire est fragmentaire et révisionniste, jamais elle ne s’assiéra sur le fauteuil qu’on lui présente.


C’est peut-être pourquoi Paul a tenté de l’apprivoiser dans un medley inégal musicalement, mais chronologiquement cohérent. La suite Vintage clothes / That was me / Feet in the Clouds / House of Wax / The End of the End a en effet été pensée consciemment, contrairement à celle d’Abbey Road qui était composée de morceaux pas finis qui traînaient, pour raconter la vie de Paul de l’enfance à la mort. C’est une sorte de mini-autobiographie…. Le conscient aime bien tenter de maîtriser l’inconscient.


Dans Vintage clothes, le message est « les vêtements rétro sont super, mais ne vivez pas dans le passé. Portez les vêtements du passé, mais tournez la page mentalement ». (Paradoxe, quand tu nous tiens.) Dans That Was Me, Paul explore sa stupéfaction d’être devenu une des plus grandes stars du rock de tous les temps, alors qu’il était un type ordinaire : « Avoir été de tous ces coups, c’est quand même surprenant. Faut se pincer. » (Eh oui, je est un autre. Encore raté.) Feet in the Clouds raconte ensuite la difficulté et la confusion de « grandir la tête sur terre et les pieds dans les nuages » (Aucune influence du présent ?). Vient enfin House of Wax, défaite définitive de cette bataille pour circonvenir sa mémoire. Et encore après, The end of the end est une sorte de testament poétique où Paul, anticipant sa propre mort, nous demande de ne pas être tristes car le passé devenu légende nous réchauffera : On the day that I die / I'd like jokes to be told / And stories of old to be rolled out like carpets / That children have played on / And laid on while listening to stories of old.


Pourquoi ne pas finir sur cette note poignante et enfin intemporelle, alors, au lieu du plutôt quelconque Nod your head ? Encore une manifestation du célèbre manque de discernement de ce sacré Paulo ? Mais non, bande de nazes, parce que la mémoire est seulement « presque » pleine, et que donc la vie continue. Et c’est la fonction de cette variation de Why dont we do it in the road, qui élargit le désir sexuel au désir de vivre, que de nous le rappeler non sans malice au moment où tout le monde a sorti son mouchoir.


Album jumeau de Chaos and Creation in the Backyard, Memory Almost Full en partage par endroits l’ADN réflexif et élégant, et même la gravité, mais non la cohérence et les belles couleurs sombres. Voici le cœur de Paul, là aussi, mais sur un mode pop /rock, fantasque, bariolé et extraverti. Le disque dure, des extensions sont à venir !


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Cette chronique fait partie de la rétrospective consacrée à l'oeuvre de Paul que j'ai entreprise :
https://www.senscritique.com/liste/Revisiting_Paul_Mc_Cartney_before_the_end_of_the_end/2221531

OrangeApple
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Revisiting Paul McCartney…. before the end of the end

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le 4 janv. 2019

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