Les Créatures est le quatrième album de Katerine, prénommé Philippe, après Les Mariages Chinois (1991), L'Education Anglaise (1994) et Mes Mauvaises Fréquentations (1996). Sorti en 1999, il est à l'origine l'une des deux parties d'un diptyque dont la seconde, qui s'intitule L'Homme à 3 mains, fut enregistrée par lui seul dans son appartement. Avec ses trois premiers disques, Katerine fut à tort considéré comme un représentant français de la vague easy-listening, musique légère et volatile qui meuble tant les ascenseurs que les soirées branchées. Se situant au contraire dans la lignée directe de grands compositeurs français tels Gainsbourg, Rezvani ou Legrand, Katerine a toujours cultivé, même s'il tentait tant bien que mal de la dissimuler, une face sombre et dépressive. Se débarrassant de tous ses oripeaux, de tous ses vêtements (voir la pochette), Katerine ose enfin se montrer tel qu'il est dans Les Créatures. Il dévoile son intimité, ses poils, ses boutons, toutes les petites imperfections qui font l'homme, avec ses contradictions, ses hésitations et son côté dégueulasse.
Quatre thèmes se détachent et s'enchevêtrent au fil de l'album : l'enfance, le sexe, la mort, et Paris, sorte de décor vivant où évolue le Vendéen déraciné (Comme il fait bon à y retourner, au pays de mon premier amour). Débarqué dans cette ville peu de temps avant l'album, il fut nourri par Paris qu'il ne connaissait pas vraiment. Paris est une ville formidable où les gens crèvent partout, chante-t-il dans Américaine.
La chanson 08.12.2008, cachée en plage 0 du disque, laisse déjà entendre :Tu vois, la vie, c'est perdu d'avance. Opéré du cœur à l'âge de 8 ans, Katerine n'est jamais sorti de cette enfance, mélange d'âge d'or et de période de souffrance. Depuis ce jour-là, il pense vivre avec un sentiment de sursis et aborde le monde adulte à reculons (J'ai 30 ans et je suis un enfant est la conclusion de sa chanson J'ai 30 ans dans laquelle il dresse une liste méthodique de toutes les choses qu'il n'a jamais faites).
Enfant, on ne croit pas au sexe, on se fait refouler par les filles, on en devient presque haineux. Il chante donc : J'ai vraiment envie de la baiser, mais je le ferais pas, parce que je suis un idiot, et qu'elle en a rien à foutre. Quelle idiote, quelle petite conne !
Quel idiot ! Quel type sympathique je suis ! dans Américaine, Muriel, en ce moment, tu dois coucher avec des types, et je ne le saurais jamais dans Gare du Nord ou encore Sentimentalement démissionnaire, professionnellement suicidaire, moi je suis une merde et je vous emmerde dans Je vous emmerde, qui est pourtant la chanson la plus gaie de l'album). Dans ce journal intime ouvert à tous qu'est Les Créatures, il déclare de manière ostentatoire ne pas croire en l'amour (Je m'ennuie, je m'ennuie sérieusement, je m'ennuie et mon emploi du temps vous appartient complètement ou encore Jamais je ne t'ai dis que je t'aimerai toujours oh mon amour) et avoue franchement préférer des compagnies dignes d'un névrosé (Mon meilleur ami est un chien, Jésus Christ mon amour ou Poulet numéro 728120, je t'aime, je pense à toi). Dans Boulevard de l'hôpital, qui clôt l'album, on est même en droit de se demander si son personnage ne viole pas une femme dans la rue, par désespoir amoureux (les seules paroles de la chanson sont en effet C'est fou comme on peut se prendre au jeu, c'est fou comme on peut se croire heureux, dans tes bras, belle inconnue suivies d'une voix féminine qui hurle Arrête !)
Musicalement, le disque souffre aussi, ou plutôt devrait-on dire bénéficie, de toutes ces tensions et torsions de l'âme. Travaillant pour la première fois avec le trio français The Recyclers, Katerine livre ici ses compositions les plus torturées. La pop française laisse place à un jazz malade, mais aéré, à base de batterie, basse, contrebasse et piano. L'introduction fréquente d'enregistrements parlés insérés en cut ou d'un grand orchestre de cordes élargissent d'autant plus l'horizon musical des Créatures.
Alors, faut-il attendre qu'un musicien livre son disque le plus sombre pour avouer qu'il s'agit de son plus intéressant ? Dans le cas de Katerine, oui, car Les Créatures ne se veut pas a priori noir mais personnel. Si justement intime qu'il en devient universel. S'il est clinique, c'est que Katerine essaie, comme dans son enfance, de tenir un tableau biographique avec le moins de sentiments possible. Il dresse des listes d'horaires, de prix, de chiffres, de dates, de noms de rues... Tout ça pour entrer dans le monde adulte avec le plus de repères et le moins de craintes possibles. Car le temps est ici, comme dans bon nombre de grandes œuvres, la pierre fondatrice. Mais a-t-on le temps, dans une vie, d'apprendre à grandir, à aimer, à mourir ?
En novembre suivant, Katerine sort son nouvel album intitulé 8èmeciel. Sous des apparences plus gaies, plus funk, plus 70's, celui-ci cache encore de nombreuses perles névrosées, à la limite de la schizophrénie. La thérapie n'est visiblement pas encore achevée.
FrankyFockers
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le 24 avr. 2012

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