Cette oeuvre a une résonnance toute particulière pour moi car c'est une oeuvre que j'ai interprété. A ce titre, rares sont les personnes qui peuvent comme moi connaître de ce requiem chaque note, chaque partie, intacte, dans la tête, et les paroles latines qui défilent avec netteté et précision sans même les comprendre, ces lignes pieuses entièrement intériorisées. Rares sont celles qui peuvent se figurer les heures de répétition, les échauffements vocaux et la difficulté du Pie Jesu, entre voix de tête et voix de poitrine pour le jeune mezzo soprano que j'étais alors et les applaudissements, dans une salle comble, après avoir, le coeur serré et la gorge déployée, entonné le difficile aria. Il faut se figurer le degré d'intimité que j'ai avec cette oeuvre, dont j'ai même mon propre enregistrement. Je fais quelque peu partie de l'oeuvre et l'oeuvre fait partie de moi. Elle m'aura bercé, cette pièce, des années durant, occupant des longues heures de répétition et des minutes de concert où, comme un singe savant, je récitais cette lituanie de Pie Jesus aux quatre coins de France. J'avais du talent, un peu, ou du moins, je me le figurais. Et parfois quand je ferme les yeux, j'ai le sentiment que c'était hier que je chantais. Car le plus extraordinaire, c'est que quand vous avez interpreté des dizaines de fois une oeuvre musicale, elle reste profondément ancrée en vous. Des années après elle résonne encore, s'enclenche par hasard au détour d'une pensée et se déroule avec la même limpidité que jadis car la musique c'est de l'ordre, de l'harmonie, ça coule de source, instinctivement, et tout naturellement la voix du coeur en retrouve la sonorité là où, à l'inverse le souvenir est si souvent brouillé et confus.


Le Pie Jesu aujourd'hui m'insupporte et me sublime. M'insupporte parce que je ne peux plus évidemment le chanter, ayant mué depuis longtemps, et parce que d'autres l'ont tant et tant mieux interprété que moi que lorsque je l'écoute, j'en suis presque irrité devant la perfection des enregistrements d'aujourd'hui et devant le labeur que je devais accomplir, moi, pour n'en être que le pâle reflet. Mais il me sublime aussi parce qu'à travers lui j'ai le sentiment de revivre l'exatique sentiment que prodigue la création musicale, celle d'être un avec les notes, la musique, l'orchestre, grâce infinie. Cette sensation, si intime, si personnelle, tous les musiciens vous en parleront. L'oeuvre c'est eux qui la portent. Je suis un peu de Gabriel Fauré depuis ce temps là et Gabriel Fauré fait partie de moi. Et j'en suis ravi.


On dit souvent que la France n'a jamais compté de grands compositeurs comme des Vivaldi en Italie, des Mozart en Autriche ou des Beethoven et Wagner en Allemagne. Et pourtant!


Gabriel Fauré a largement sa place dans le panthéon des compositeurs de génie. Il représente une musique classique à la française, à la fois douce, romantique et intimiste. De sa vaste oeuvre, le Requiem en est probablement le joyaux le plus étourdissant. Mondialement connue, jouée partout, l'oeuvre cultive deux caractéristiques majeures : l'intimisme et la brillance romantique.


Tout commence par une ouverture des cuivres. Une simple note, grave et solennelle. Puis doucement, des mots murmurés, susurrés par le choeur. Et, lentement, le morceau s'emballe, les cordes installent la mélodie reprise par les choeurs et ses différentes composantes. L'orgue, parfois, derrière, intervient, donnant à la pièce la dimension religieuse nécessaire. Le premier morceau est donc fait de contrastes : des pianissimos, aussitôt interrompus par les cuivres et les violoncelles. Puis, finalement, la violence passée, tout se termine dans une finesse et dans une magnifique délicatesse.


D'autres morceaux sont des prouesses : que ce soit le Pie Jesu, solo pour soprano superbe et très difficile à interpréter du fait de sa tessiture - entre voix de poitrine et voix de tête pour une femme, que ce soit le Libera Me avec la superbe aparté du soliste baryton, ou encore le In Paradisium, morceau d'une finesse et d'une beauté angélique, question-réponse entre l'orgue et le choeur. Le Requiem termine par une note magistrale, optimiste et dansante. C'est tout Fauré ça. La grâce finale. Divin et intimiste tout à la fois ce requiem est un bijou.


Voilà ce que représente la quintessence de la musique française pour moi, l'élégance propre à notre culture, le raffinement. C'est la grande classe, tout simplement.

Tom_Ab
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le 4 déc. 2013

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le 26 juin 2014

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Tom_Ab

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