Et si l’une des manières de reconnaître les artistes vraiment importants était de regarder comment ils font face aux défis de l’existence ? Si l’on part de ce postulat, alors Marquis de Sade est un groupe qui compte en France, mais ce n’est une nouvelle pour personne qui aime le rock hexagonal. Non, qui aime le rock tout court. Il y a eu le décès de Philippe Pascal alors que le groupe renaissait brillamment de ses cendres après tant d’années. Ensuite, au moment du premier album de Marquis (nouveau nom de la formation sans sa figure de proue ; et avec un nouveau chanteur, le Belge Simon Mahieu), le Covid a tué dans l’œuf toute velléité de répandre la bonne parole sur le projet. Et puis voilà que Thierry Alexandre, le bassiste historique du groupe doit lui aussi jeter l’éponge pour des raisons de santé… Il ne reste donc plus que Frank Darcel, principal auteur des titres du groupe, et le batteur Eric Morinière de l’époque de Rue de Siam (plus de quarante ans, déjà !).

Et la grande idée qui a présidé à la création de Konstanz, le second album de Marquis, qui est par la force des choses la première véritable déclaration d’existence du groupe puisqu’il pourra être défendu sur scène, à la différence de son prédécesseur étouffé dans l’œuf, c’est de transformer le groupe en collectif. C’est un format d’ouverture vers les autres, vers le monde, qui prend depuis quelques années de plus en plus de force dans certains pays où le foisonnement créatif est intense et où l’existence de véritables scènes pousse aux mélanges, aux collaborations, à une fluidité permanente qui enrichit la musique de tous. On sait que ce genre de choses est courant au Canada par exemple, ou bien encore sur la côte Ouest des US pour la scène psyché. On sent bien qu’en France il se passe quelque chose de similaire au sein d’une scène musicale effervescente. Bref, tout ça pour dire qu’on est heureux de la manière dont Darcel et sa petite bande affrontent l’université, et surtout du fait qu’avoir écrit et joué cet album avec une multitude de collaborateurs a produit – attention, hérésie possible ! – le meilleur disque de Marquis de Sade / Marquis.

On regrettera la manière dont s’ouvre Konstanz, sur Er Maez, qui est plus une déclaration d’intention – faire se rencontrer la Bretagne et la Mitteleuropa, l’allemand et le breton – qu’un bon morceau. Malgré la guitare de Vernon Reid (de Living Colour), le refrain faiblard et la performance décalée de Mahieu au chant font de Er Maez une chanson peu convaincante, dont le principal attrait est son ambiance « cool » et mélancolique : bref, le genre de titre que l’on relègue normalement dans le ventre mou d’un disque, en milieu de seconde face. On est un peu durs, certes, mais 1) le reste du disque est bien, bien meilleur 2) il serait dommage de ne pas se donner la chance d’écouter et d’aimer Konstanz parce qu’il a une ouverture peu excitante.

Pour le reste, on a affaire ici à un presque sans faute, chaque titre développant un style différent, sans que le tout manque de cohésion, tant il y règne un esprit fort, unifiant toute cette troupe d’invités et de collaborateurs. Car dès le romantique Jour de Gloire, avec sa belle assurance mélodique, Konstanz nous ravit. Les nostalgiques de la brillante « new wave » française des eighties seront ravis d’entendre la voix piquante de la glorieuse Elli Medeiros réapparaitre à la lumière, dans le bien nommé In The Mood For Sun : Darcel raconte d’ailleurs qu’il s’agit seulement de la seconde rencontre artistique entre Marquis de Sade et les Stinky Toys, maintenant que, malheureusement, et Jacno et Philippe Pascal sont partis.

Et ceux qui repensent avec amour à leurs balades dans Dantzig ou le Brest de Rue de Siam seront heureux de retrouver dans le reptilien et menaçant Brighter l’essence du vieux Marquis de Sade : rassurant, certes mais pas essentiel. Car il vaut bien mieux se réjouir de la force et de la beauté d’un Henry Lee Didn’t Do It, une chanson guerrière, explosive, qui rappelle que la jeunesse du cœur n’a rien à voir avec celle des artères. Ou applaudir au formidable, et si touchant Immensité de la jeunesse, qui montre que, oui, Simon Mahieu est le chanteur qu’il faut au groupe. Et puis encore, écouter en boucle l’entêtant Listen To The Big Bang, chanté avec l’aide précieuse de Denis Bortek (ex-Jad Wio), et bénéficiant de la guitare d’Ivan Julian, inoubliable membre des Voidoids de Richard Hell. I Wasn’t Born For Real montre – comme l’excitant Pyramid – que l’inclusion de cuivres dans la musique de Marquis est une piste à creuser.

Surtout, Konstanz prouve, s’il le fallait encore, que le rock reste pertinent en 2023. A condition de mêler, comme en a eu l’intuition Franck Darcel, des musiciens d’âges, d’origines et de cultures différentes. Et en intégrant totalement que c’est la chanson, son thème, son atmosphère qui détermine la langue à utiliser, entre anglais, allemand, breton… et français, comme dans la conclusion suspendue de Aux premiers feux : une chanson qui évoque les fantômes d’un passé que l’on regrette forcément un peu, mais qui ne pèse que peu de poids face à l’excitation d’un nouveau jour qui se lève…

… A Konstanz comme partout.

[Critique écrite en 2023]

https://www.benzinemag.net/2023/04/13/marquis-konstanz-le-jour-se-leve/

Créée

le 13 avr. 2023

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Eric BBYoda

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