Je m'ennuie. Ces années 60 sont pleines de bruits et de fureur, et moi je suis là à réfléchir à ce que je ne veux pas faire. Et ce que je ne veux pas faire ? C'est à peu près tout. Enfin tout, pas tout à fait. Presque tout.
Construire des autoroutes, devenir mathématicien ou une saloperie d'homme politique très peu pour moi. Mon ambition à moi c'est la musique. C'est fait pour moi, je le sais. C'est le moment.
Je veux faire ma place, aller au feu, défier mes concurrents ( The Contenders), rivaliser avec les Beatles ou les Rolling Stones.
D'ailleurs je viens de l'écrire la chanson qui me rendra célèbre. Un bijou d'une beauté sobre et glacé, des accords simples qui viennent dormir au creux de l'oreille pour l'éternité. Un chef d'oeuvre intemporel qui viendra me propulser au firmament du petit monde du Rock'n'Roll.
Je l'ai appelé Strangers.
Direction Denmark Street, chez les fournisseurs d'idoles. Je vais les abasourdir ces éditeurs avec mon Strangers, je vais les scotcher à leur gros fauteuil en cuir ces producteurs trop gras.
J'y suis presque. C'est mon tour dorénavant. Je suis prêt.
Voilà.
Strangers n'a pas plu. Trop beau, trop mou, trop neuf, trop parfait, que sais-je ? Ces producteurs blasés n'ont même pas pris la peine de miser quelques billes dessus. Ma balade est à l'eau et moi aussi.
Ma mère avait raison, c'était pas ma voie la chanson. Faut que j'atterrisse, que je reprenne le cours de ma vie là où je l'avais laissé: Au plus bas.
Trouver un job qui ne me convient pas et attendre la retraite ou le cancer. Rentrer dans le rang en quelque sorte (Get Back In Line) et surtout la fermer.
Mais la boucler c'est pas pour moi. Trop romantique, trop doux, trop beau mon Strangers ? Ils veulent du moche, de l'inédit, du scandale pour journaleux au rabais ? J'vais leur en filer pour leur oseille.
Je vais leur raconter la fois où je me suis fait draguer par ce travelo de deux mètres dans une boîte de Soho. Lola elle se faisait appeler.
Si c'est du cul, du bizarre, qu'il leur faut pour éveiller leur intérêt et faire tinter la tirelire, on va leur en donner.
Je ne m'étais pas trompé. Ces suceurs de talent ont adoré. J'ai signé. trois jours après j'ai fais mon entrée en 25 ème position, deux jours après j'étais onzième. Troisième aujourd'hui.
Je vais leur exploser leur putain de Top Of The Pops et me ramener devant ma mère la tête haute et les poches pleines de billets.
Numéro 3 ! Et rien ! Enfin pas grand chose. Les restes. Tout ce travail pour ça, pour des miettes.
J'ai signé. trop vite. C'est bien fait pour moi. Numéro 3 et du vent (The Moneygoround). Des concerts à travers le monde et mon peu de fric qui s'envole en apparats, en poudre aux yeux.
Des tours du monde en avion déconnecté de la réalité et des gens. Je flotte au dessus du monde, au dessus des humains dans mon vaisseau mais je ne les voit plus. Seul perdu dans mon océan cotonneux à attendre le prochain atterrissage, apporter mes chansons aux foules amassées comme on apporte la bonne parole aux croyants...et repartir. S'envoler toujours (This Time Tomorrow).
S'envoler loin des villes surpeuplés. Ces métropoles impersonnelles, pleines de corps et d'âmes en perdition. Cette faune agglomérée grouillant dans les couloirs de leur métro comme des Rats s'affairant dans les égouts.
Je veux partir. J'étouffe. Les villes me font peur et mon avion s'écrase de plus en plus souvent dans mes rêves. J'ai besoin de nature, j'ai besoin d'état sauvage. Me perdre avec ma douce sur une île oubliée du monde, dormir à la belle étoile et manger des bananes, redevenir sauvage, animal (Apeman).
Le succès n'est pas pour moi. Ma mère avait encore raison. C'est terminé. Je retourne à Denmark Street régler mes comptes avec mes producteurs, ces Powerman dégueulasses sans âmes et sans pitié qui ont pressé mon talent et l'ont bradé comme de vulgaire marchands d'oranges. Je ne sauverai rien. Je leur laisse mes chansons, je reprend ma vie. Je leur laisse leur fric et tout mes droits et je récupère ma liberté (Got to Be Free).
Merci pour tout et à jamais.


Cela fait maintenant quelques temps que Ray Davies et sa bande n'ont pas titillé les sommets des charts Britanniques; depuis Something Else by the Kinks notamment et ses petites douceurs Pop que sont Waterloo Sunset ou Death of a Clown.

The Kinks Are the Village Green Preservation Society qui suivra Something Else..., projet Pop fastueux mis en place par Ray Davies et qui devait prendre place aux côtés du Sergent Pepper... des Beatles dans l'Olympe de la Pop, ne se passera pas comme prévu. Les producteurs ne feront pas confiance aux Kinks considérés à l'époque uniquement comme une usine à tube et non comme des artistes à part entière capable de développer des projets plus ambitieux. Les vannes à pognon se ferment une à une, doucement, face à un Davies qui sent son chef d'oeuvre lui échappé.
Village Green... et ses saynètes musicales d'une autre époque, d'une Angleterre rurale, éternelle et idéalisée ne cadre pas avec ces Late Sixties psychédéliques et universelles.
Davies réalisera seul son chef d'oeuvre, contre vents et marées, malgré le manque d'argent amputant cruellement une production qui ne pourra pas rivaliser avec les standards de l'époque; il offrira pourtant au monde du Rock un album d'une fraîcheur et d'une créativité folle.
La grande oeuvre de Davies sera un échec commercial cuisant, et l'album passera inaperçu entre le mythique Sympathy for the Devil des Stones et le tumultueux Helter Skelter des Beatles . Il sera sorti des limbes bien plus tard par une nouvelle génération (Blur, Oasis, et toute la Brit Pop des nineties) qui souhaitait retrouver les racines profondes d'une Pop Anglaise oubliée sous des litres de bouillasse Rock made in MTV.
Ray Davies ne sortira pas indemne de cet échec. Sa paranoïa latente devient galopante et sa tendance naturelle à l' isolement et à la dépression s'intensifieront dangereusement et mettront à rude épreuve la fragilité du Kinks en chef.
Continuer. Surtout ne pas s'arrêter, ne pas ruminer.
Un an plus tard, les Kinks mettent en branle Arthur (or The Decline and Fall of the British Empire), projet d'album-concept devant servir de BO à un téléfilm de la BBC - téléfilm qui ne verra jamais le jour - dont la genèse et la conception s'avèreront complexes et douloureuses ( avec le départ du bassiste Pete Quaife notamment) et mettront la vie du groupe en danger.
Une fois de plus le public ne suivra pas Davies et sa bande pour le premier Opéra-Rock de l'histoire, (Arthur ... est en effet écrit quelque temps avant le pataud Tommy des Who) malgré une critique dithyrambique des deux côtés de l'Atlantique.
Arthur ... clôt la riche décennie "Kinksienne" dans un déluge de cuivres sonnants et une amplitude Pop qui sonne le glas de ces sixties libres et insouciantes.



  1. Les choses semblent bouger pour les Londoniens.
    L'interdiction de fouler le sol Américain qui perdure depuis 1965 est enfin levée. Mais le tsunami de la "British Invasion" a déferlé sur l'Amérique sans eux. Il faut rattraper le temps perdu. Faire ses preuves. Il faut démontrer aux cousins Ricains qu'ils sont faits du même bois que les Beatles les Who ou les Rolling Stones; prouver avec des années de retard que la Pop des sixties ne s'est pas écrite sans eux, qu'ils sont un maillon essentiel de la modernité musicale que représentait la perfide Albion dans les années 60.
    Mais la tournée Nord-Américaine est un échec. Un échec, une fois de plus.
    Le public ne vient pas et les producteurs sur place ne font rien pour aider ces Anglais un peu perdus sur ces immenses scènes Américaines.
    Rien ne va plus. Des dates seront même annulées faute de spectateurs.
    C'est le coup de grâce pour Ray et sa bande. C'en est terminé des Kinks. Personne ne vient les voir. Les États-Unis se moquent complètement de ces Anglais qui débarquent chez eux avec un train de retard. Leur deux derniers albums salués unanimement par la critique se sont ramassés lamentablement dans les Hits-Parades et les producteurs s'amusent, semble t-il, à saboter leur carrière.


Ras le bol ! C'est la rage qui va dicter à Ray le prochain album des Kinks. C'est une satire, une attaque en règle contre l'industrie musicale que veut cracher Davies sur le prochain album de ses Kinks. Comme VGPS ou Arthur..., Davies veut raconter une histoire. Il veut narrer les dernières années de son groupe, il veut exorciser les échecs des deux derniers albums. Les deux grands chefs d'oeuvre des Kinks broyés sous les contraintes commerciales et les défaillances de producteurs mal intentionnés. Il veut conjurer le mauvais sort, il veut - lui aussi - réussir aux États-Unis, démontrer que les Kinks n'ont rien à envier aux heureux bénéficiaires de cette "British Invasion " qui les a laissé,eux, sur le carreau.
L'album, malgré, la reconstitution d'un storytelling chronologique qui peut en être fait (voir la première partie de la bafouille) est ouvertement moins linéaire que VGPS et moins scénarisé qu' Arthur....
Le choix de l' album-concept - depuis 2 albums déjà et qui continuera encore dans les années 70 avec moins de réussite - n'est pas neutre. Il permet à Ray Davies de déployer ses talents de conteur hors-pair et de développer son attaque et son analyse sur plusieurs niveaux. L'envie obsédante du narrateur tout d'abord, son désir impérieux de faire de la musique et de prouver au monde ses qualités d'auteur et de musicien (The Contenders, Strangers, Denmark Street). Sa déception face au désintérêt, à la castration artistique des producteurs et sa volonté farouche de les faire plier (Get Back in Line. Lola, Top of the Pops, The Moneygoround ou Powerman). Et enfin le succès, les tournées à travers le monde, la solitude (This Time Tomorrow, A Long Way From Home, Rats), pour finir par se rendre compte de la vacuité de la gloire et de l'urgente nécessité de retourner aux sources, de retrouver sa liberté perdue (Apeman, Got To Be Free).
Musicalement aussi, Davies compte bien régler ses comptes. Abandonnés les clavecins et les mellotrons à l'honneur sur Village Green..., terminés les cuivres flamboyants et l'intensité Pop d'Arthur.... Retour aux sources. Retour aux grattes.
Ce sont elles qui vont venir cracher le feu de l'enfer et mettre le rifle à ta platine ( The Contenders, Top of the Pops, Rats..), ce sont encore elles, nues, dépouillées, qui viennent faire frissonner ton échine et te caresser dans le sens du poil (Strangers, This Time Tomorrow, Lola).
Le propos se veut plus dur, plus vindicatif, la musique de Kinks se met au diapason.
Dave Davies n'est pas en reste sur cet opus. Il offre sa virtuosité de soliste, ses doigts de fée à un Hard-Rock encore en gestation qu'il aidera à façonner. Le cadet des Davies vient titiller son ainé sur le terrain de l'écriture en signant la belle et mélancolique Strangers et la nerveuse et très "Heavy" Rats. Les frères Davies font également connaissance avec la guitare National Steel sur cet album. La Dobro viendra caresser les arpèges de Dave sur la douce This Time Tomorrow et faire de Lola le tube interplanétaire qu'il est devenu. Il est d'ailleurs intéressant de voir à quel point Ray Davies maîtrisait ses mélodies et son génie Pop en faisant du Lola de son narrateur qui devait devenir un tube dans le récit, un énorme hit dans la réalité des charts Anglo-Saxons.
Les Kinks accueillent également un cinquième membre en la personne de John Gosling qui prendra place derrière les claviers et viendra enrichir - à la place de Ray qui faisait les claviers sur les albums précédents - les live des Anglais.


C'est l'album de la revanche pour les Kinks.
Une revanche contre cette industrie musicale qui a mutilé leur plus beaux albums.
Une revanche contre ces producteurs qui ne leur ont jamais donné les moyens de s'exprimer pleinement.
Une revanche contre cette "British Invasion" qui est partie sans eux ravager le continent Américain à coups de disque d'or, les laissant perdre leurs plus belles années, le cul coincé entre Soho et Trafalgar Square.
Une revanche contre le destin qui ne voulait plus de ces Kinks. Ces Kinks trop Anglais pour ce monde qui "s'américanisait" déjà beaucoup trop.
L'album de la dernière chance, l'album de la rage que Davies vient cracher à la gueule des marchands de musique comme l'ultime soubresaut d'un groupe épuisé, d'un groupe qui n'a plus rien à perdre. La dernière cigarette du condamné à mort.


Lola versus Powerman and the Moneygoround, Part One sera un succès critique et commercial des deux côtés de l'Atlantique.
Lola leur ouvrira les portes de cette Amérique tant convoitée et donnera aux Kinks la légitimité Rock "US" tant attendu.


Les Kinks ont été sauvés des eaux noires de la Tamise.
Les Kinks graciés par un travelo de deux mètres de haut avec des escarpins vernis taille 44 et qui répond au joli nom de Lola.

Ze_Big_Nowhere
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le 19 avr. 2017

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Ze Big Nowhere

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D'autres avis sur Kinks, Part One: Lola Versus Powerman and the Moneygoround

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