Kings of Metal
6.9
Kings of Metal

Album de Manowar (1988)

Le vide stellaire en cuir, les astres en peaux de bêtes

Kings of Metal est l’album des premières et des dernières. Il s’agit du premier opus où l’on peut voir la mascotte graphique du groupe, le guerrier sans visage, qui apparaîtra sur toutes les prochaines galettes du quatuor. Il s’agit aussi de la première fois où Manowar produira autant de qualité de manière homogène. Au sujet des dernières, Kings of Metal signe l’ultime collaboration studio entre le groupe et le guitariste Ross the Boss, et il s’agit enfin de la dernière fois où ils produiront autant de qualité de manière homogène.

Dans sa biographie de Jim Morrison, l’auteur Jerry Hopkins utilise l’analogie du mouvement d’une flèche tirée depuis un arc pour décrire la vie du chanteur des Portes. Il la divise en trois partie, l’arc bandé, la flèche lancée, et la flèche qui retombe. Je vais reprendre l’analogie ici et me servir des deux dernières pour aborder Kings of Metal, qui représente les dernières secondes de l’ascension du projectile dardé, la fin de sa course vers le point culminant, qui entraîne toutefois une chute inévitable.

L’album démarre avec un bruit de moteur. Je déteste tout ce qui est voiture, moto et vroum vroum, mais heureusement, le riff monumental de Wheels of Fire vient faire voler en morceaux ce bruit fédérateur de kékés complexés par la taille de leurs sexes et avides de pollution sonore. Accompagné d’une rythmique monumentale, le riff fait tout voler en éclats. On est sur du Manowar qui s’essaye au thrash metal, comme si la férocité entendue sur Sign of the Hammer brisait ses dernières chaînes pour briller de mille feux lors d’une explosion musicale faramineuse. Cette chanson est une véritable tornade meurtrière, un assaut perpétuel de violence, une ineffable représentation artistique issue de la fusion entre un avion de chasse qui dépasse mach 4 et un bulldozer ravageur qui ne laisse derrière lui que ruines et désolation. Ces couplets, putain, ça va aussi vite que c’est jouissif ! Le refrain, où les accords plaqués remplacent les frottements véloces de la corde de mi, change la hargne en grandeur, avant de céder de nouveau sa place à la tornade de vitesse. Pour le solo, tonitruant, la guitare rythmique déborde de classe et de rage, c’est le titan Atlas qui porte sur ses épaules tout un monde de violence et de frénésie. Du bonheur à l’état pur de la première à la dernière seconde, si l’on excepte les bruits de moteur, qui n’ont aucun effet sur les gens qui sont satisfaits par la taille de leur organe génital.

On enchaîne avec un putain de riff étouffé qui tartine des daronnes tout en introduisant le deuxième morceau de l’album : le titre homonyme : Kings of Metal. On retrouve ici les ingrédients qui faisaient le sel de Fighting the World (l’album), mais en beaucoup plus efficace. Une rythmique à la ZZ Top et en moins blues donc en moins chiant structure la chanson de bout en bout. La partie vocale est encore une fois jouissive, fédératrice. Eric Adams balance pléthore de paroles cultes, vouées à définir le groupe et son credo, représentatives de l’égo du quatuor et de son arrogance tout à fait justifiée quand on voit le degré de qualité qu’ils parviennent à atteindre avec cet album. Un morceau plus accessible que son prédécesseur, donc moins bon, mais de très bonne facture tout de même.

Mais, qu’entendons-nous ? Manowar s’essaye à la ballade ?! Si l’on en croit l’intro au piano, ça y ressemble. La voix d’Eric Adams, plus calme qu’à l’accoutumé, vient accompagner le doux clavier qui dévide ses arpèges dans l’écheveau des gammes éculées, mais toujours efficaces. Puis vient le refrain de Heart of Steel, puissant et entraînant, mais toujours sans aucun autre instrument que le piano, plutôt boudé jusqu’ici par les quatre en cuir. Les guitares et la batterie déboulent à l’issue du premier refrain, pour montrer qu’on ne se passera pas d’elles si facilement, faut pas déconner non plus, il s’agit de Manowar, un groupe de mâles alpha, faut que ça résonne et que ça explose, vindieu ! Bon, l’apport des instruments plus représentatifs de la substance du quatuor permet à la chanson de gagner en intensité, ce qui se ressent aussi dans le chant. Adams est encore superbe, et on prend un plaisir inouï à chanter avec lui la fierté issue de la génuflexion de nos ennemis face à notre puissance supérieure. Une « power ballad » donc, la deuxième du groupe après Mountains, et une deuxième réussite !

Nikolaï Rimski-Korsakov doit sa notoriété à son œuvre la plus célèbre : Le Vol du Bourdon, pièce classique du XIXe siècle à la vélocité fulgurante, reconnue pour la virtuosité qu’elle exige de chaque musicien voulant l’interpréter. La quatrième piste de Kings of Metal, c’est Joey DeMaio qui fait son zinbouinbouin en jouant Le Vol du Bourdon à la basse (qu’il rebaptise, accompagné de son égo yoctoscopique, Le Dard du Bourdon), accompagné de Ross the Boss qui vient claquer ses accords de guitare électrique à chaque début de mesure. La six-cordes se fait plus présente à la fin du morceau, ce qui ajoute une impression de puissance plutôt sympa. J’aime le morceau original, et j’aime cette reprise et le tonus qu’elle lui rajoute, rien de particulier à redire.

Ce que j’aime, dans l’art mais aussi en général, c’est le pompeux, l’outrance, la démesure, l’ostentatoire. Je suis toujours saisi lorsqu’une œuvre culturelle déploie ses plumes bariolées pour m’en mettre plein la vue, j’adore la puissance, la force, la grandeur, le baroque quoi. Peut-être est-ce mon côté dionysiaque. Evidemment, il faut que ce soit bien fait, que ce soit assumé, que l’artiste ait en lui cette ivresse innée pour l’ostensible, que la démesure le grise et l’habite au moment de créer. C’est peut-être pour cette raison que j’aime beaucoup Rhapsody, spécialistes du genre, et que je vénère Manowar. Si le pompeux et le grandiose étaient une religion, ce groupe en serait le pape à la mitre de cuir. Cet amour pour le grandiloquent explique sans doute aussi pourquoi mon instrument préféré est l’orgue d’église, les cornemuses du diable (quel surnom classe !). Lorsque Manowar se décide d’utiliser cet instrument dans une chanson, ça donne The Crown and The Ring, et le résultat dépasse toute attente. Accompagné de chœurs et d’un orchestre, Eric Adams chante les derniers moments d’un héros de guerre qui poétise fièrement sa dignité de mourir au combat. On repousse les limites du pompeux, mais qu’est-ce que c’est beau. Le ciel ne suffit plus, maintenant, Manowar tutoie les astres. Symbole de l’inexorable besoin de transcender l’espace par le grandiose, le groupe nous offre avec ce morceau une partie de sa substance, une copie tangible de sa quiddité. The Crown and The Ring est d’ailleurs la chanson qui clôt chacun de leurs concerts, comme une envie de garder le meilleur pour la fin, de finir en apothéose, d’offrir en guise de bouquet final au public une synthèse de ce qu’ils représentent, de ce qu’ils sont.

On continue dans le majestueux avec Kingdom Come. Un morceau plus calme que les autres, au tempo modéré, mais à l’énergie et à la passion toujours omniprésente. Le chanteur qu’on ne présente plus nous gratifie une nouvelle fois d’une prestation superbe, mêlant puissance, émotion, justesse et grandeur. Les chœurs s’occupent de scander le refrain, et il s’occupe du reste. La chanson se conclut sur une superbe démonstration de l’ambitus d’Adams qui explore ses cordes vocales pour nous noyer sous son talent et nous éblouir auditivement (étrange paradoxe) avec ses inénarrables capacités phonatrices.

Une femme qui jouit et prend du plaisir sexuel, encore une fois. Une refonte de Warlord ? Non, bien mieux : Pleasure Slave ! Attention, chanson très polémique et fortement critiquée par les béotiens, les gens qui détestent l’art et qui le critiquent parce que l’art véhicule des émotions qui ébranlent leurs mœurs, qui les met mal à l’aise. Les critiques à propos de Pleasure Slave sont : « ouin ouin c’est misogyne, ouin ouin c’est sexiste, ouille ouille ouille je suis choqué dans mon esprit, snif snif ces paroles font bobo à mon petit cœur, je m’indigne ». Vous n’aimez pas l’art. Cette chanson contient des propos sexistes et misogynes, oui, mais elle le fait par le truchement d’un personnage fictif à l’esprit ravagé par son mépris envers les femmes, ce qui ne signifie pas que le groupe souhaite réduire toutes les femmes à l’état d’esclaves sexuelles. C’est une chanson, une interprétation. Michel Delpech n’a pas vraiment 73 ans dans Quand j’étais Chanteur. Claude Dubois, un artiste-chanteur qui, dans Le Blues du Businessman de Starmania, déclare : « J’aurais voulu être un artiste […] j’aurais voulu être un chanteur… » se grime en un homme d’affaires qui regrette de n’être ni artiste ni chanteur. Quel sens cela aurait-il pour lui, artiste et chanteur, de chanter cela ? Aucun. Il chante ça car il interprète un personnage. C’est pareil pour Eric Adams qui dit « Woman be my slave, that’s your reason to live », il joue un rôle, le rôle d’un pauvre gars qui a besoin d’esclaves sexuels féminins pour se sentir puissant. Réduire cette chanson à ses paroles choquantes, c’est occulter la prestation dantesque d’Eric Adams, balayer le riff succulent d’un revers de la main sous prétexte que les paroles vous scandalisent et malmènent ainsi votre petit confort de vie. Parce que, quand Ross the Boss, de sa guitare, parvient à faire ressentir à la fois le malaise, la grandeur, la lascivité et le désespoir tout le long de la chanson et que par-dessus cette prouesse vous avez un Eric Adams au sommet de son art vocal qui vient poser des cris de rage d’une justesse sanguinaire, il faut être un sacré ascète masochiste pour se priver d’un tel plaisir artistique et esthétique pour des raisons de morale. Tout ça pour se draper de vertu et dire : « Oh non, moi, je suis grand, je suis beau, je m’indigne face au sexisme ! Ouin. » Remettez-vous en question. Et puis ce final putain, ce final !! J’évite aussi de l’écouter en voiture car ça me rend complètement marteau. Pour l’anecdote, un groupe nommé A Sound of Thunder a repris cette chanson. C’est une femme au chant, et elle transforme les paroles pour dire « Man, be my slave, that’s your reason to live », et je me réjouis qu’une telle démarche ait été lancée ! Je ne vais pas m’indigner parce qu’une interprète joue le rôle d’une femme qui méprise ses exclaves sexuels hommes. Qui suis-je pour juger ? Loin de moi tous les prêtres dévots de la chasteté. Bon la qualité n’est pas la même, mais personne d’autre que Manowar ne peut faire du Manowar, c’est impossible.

Hail and Kill arrive pour mettre tout le monde d’accord, enfin presque. Inspiré, le sieur DeMaio use encore d’une analogie sujet à polémique en comparant l’humidité d’une épée maculée de sang frais à l’humidité d’une « jeune fille dans la fleur de l’âge ». Qu’il est taquin. Mais de la part d’un bougre se revendiquant né pour jouer de la musique, boire et baiser, ce n’est pas surprenant. Trêve de misomusie, inspirons-nous de Hegel et cessons de faire abstraction de la musique, concentrons-nous sur le réel : le morceau et ses qualités musicales, esthétiques. Une introduction superbe nous narre l’appel à la fraternité chanté par Adams, accompagné des arpèges cristallins d’une seule guitare acoustique. Le morceau explose ensuite et le chanteur, stoïque, clame qu’il est né pour mourir. Un gros classique du groupe. La chanson ne relâche pas son rythme infernal, entre le riff, le chant, le solo de guitare, le refrain scandé des milliers de voix, l’ambitus d’Adams déployé à merveille, on n’a pas le temps de panteler. L’apogée émotionnelle du morceau est atteinte au moment où l’on scande le refrain a capella, à la seconde précise où la guitare nous rejoint pour rejouer le riff. Fantastique.

Passons rapidement sur The Warriors Prayer, qui est un passage purement narratif dans lequel un grand-père raconte à son petit-fils l’histoire des rois du metal. Il faut écouter attentivement, ce que peu de gens font, et ce qui est compréhensible vu la longueur de l’histoire et vu que, généralement, on écoute un album de musique pour écouter de la musique. Mais, bien que l’histoire use de poncifs, cela correspond à Manowar. Je vais encore invoquer Marc Aurèle et sa citation sur les aspérités qui font partie intégrante de l’harmonie d’un tout pour justifier la présence de cette piste narrative, parce que, sans ce genre de cuistrerie ostentatoire, Manowar ne serait pas Manowar. Et puis, pour la simple existence de la dernière phrase, où le patriarche s’excite d’un coup pour scander l’épithète des guerriers en réponse à la question du marmot qui s’interrogeait à propos de l’identité des quatre guerriers, cette piste narrative vaut le coup d’être écoutée ! Au moins les dix dernières secondes.

Ces dix dernières secondes introduisent Blood of the Kings, l’ultime morceau de l’album, et l’ultime morceau de la meilleure formation du groupe. Le riff, teinté de sons de cloche, nous explose en pleine figure et nous transcende au-delà des astres. Blood of the Kings n’est pas un sommet, ni un pinacle, ni un firmament, c’est une œuvre qui surpasse les limites, une synthèse de tout ce que le groupe a pu fournir en émotions, le magnum opus qui déchire la voûte céleste et s’installe sur le trône de chaque dieu de chaque univers. C’est d’ailleurs sans broncher que les divinités cosmiques libèrent leurs piédestaux, car chacun d’entre eux ne peut que s’incliner face à Blood of the Kings. Véritable épopée retraçant l’histoire du groupe depuis le premier album jusqu’à celui-ci, la chanson tire sur la corde de la fierté nostalgique dans le premier couplet en citant le titre de tous leurs albums pour nous remémorer tout ce qui a été accompli jusqu’ici, tout ce qu’ils ont partagé avec leurs auditeurs qui ne peuvent que se gonfler d’orgueil pour avoir fait partie d’une telle ascension vers les étoiles. Le deuxième couplet est de la même veine, mais à la place du titre des six albums, ce sont des titres de chansons qui sont cités pour former une prose majestueuse, un regard vers le somptueux monument musical qui a été bâti. Le refrain l’exprime à merveille : « Six disques magiques furent conçus par le sang des Rois ». Les quatre Rois du metal lèvent leurs glaives en direction de l’or qu’ils ont semé derrière eux, et invitent leurs auditeurs à le contempler avec eux. L’œuvre se conclut de manière ineffable, les quatre en cuir viennent adresser un interminable point final dont la puissance ne peut être tarie. Un bouquet final tout-puissant et majestueux s’étire pour ébranler l’Univers et immobiliser l’horloge atomique. Est-ce la fin du mythe ? La chute inévitable de toute ascension, aussi suprême soit-elle ? Peut-être. Mais au-ydelà de cette apothéose sonore, un riff résonne encore, le riff de Blood of the Kings continue, il ne lâche pas son auditeur, qui comprend alors que le Sang des Rois coulera toujours en lui. Manowar est le plus grand groupe de tous les temps.

Ubuesque_jarapaf
10

Créée

le 7 août 2022

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