La plupart du temps cité comme l'un des grands opus de Zappa, Joe's Garage et ses trois actes est autant un triple album romanesque qu'un plaidoyer pour la liberté. Inutile d'aller chercher la cohérence du ton, ni même de l'histoire, celle-ci n'en finit jamais. Les références musicales d'hier, d'aujourd'hui et de demain perturbent le champs de vision tout comme le moindre repère.


Joe's Garage est un gros morceau. L'écouter d'une traite, c'est poser un jour de congé et essayer, tant bien que mal, de se rappeler de chaque motif singulier, de ce changement de rythme à mi-parcours sur Catholic Girls, de cette guitare funk ouvrant le bal, tout comme celle plus larmoyante le clôturant. Joe's Garage est un grand opéra rock dans tout ce qu'il a de grandiose et d'insupportable. A la différence de Tommy des Who, qu'on avouera mieux écrit et structuré, chaque morceau peut ici être pris indépendamment et lancé sur la platine, surtout si l'envie d'une bonne décharge de roots-rock à la Crew Slut vous dit, là, tout de suite ou si la rythmique fiesta-funk et l'échange débile à souhait de Fembot In A Wet T-shirt vous file la banane. Sur les trois actes, Frank Zappa ne sait pas se tenir et prouve de manière assez virtuose combien la mesure ne fait pas partie de son vocabulaire.


L'opus magnum semble cristalliser tous les maux de son génial créateur : la dernière brouille (de taille) avec la Warner et ses procès à la pelle (dont celui de son ex-manager Herbert Cohen) sont de trop. Il était temps d'envoyer quelques messages et procéder à un nettoyage radical de ce petit monde régit par l'argent des majors surpuissantes et intouchables et des bien pensants qui exercent leur influence par tous les médiums possibles à travers le portrait de Joe et ses zikos qui auront compris, comme Zappa, combien le chemin peut être semé d'embuches dans une société qui vous interdit de jouer de la musique voire simplement de s'exprimer. Zappa contre la censure, contre les (tél)évangélistes, contre l'américain moyen, contre les dictateurs de l'esprit libre, contre les rockers en quête de célébrité plus que de créativité. Tout ce qui révulse Zappa sera ici joué, chanté, exprimé. Ses disques ne se vendent pas même si partout où Zappa se produit, les salles sont pleines à craquer. Il est le vilain rejeton d'une industrie formatée pour plaire et toucher le plus grand nombre.


Si Joe's Garage est considéré aujourd'hui par ses fans comme un des cinq grands opus de sa discographie, c'est qu'il contient l'énergie provocatrice de ses concerts, ses revendications comme des tractes de propagande lancés dans une foule entièrement ralliée à sa cause. On suit Zappa comme on suit le message d'une sorte de dieu vivant suscitant aussi bien l'admiration que le dégoût. C'est aussi ce qui fait le caractère versatile et délicat à cerner de Joe's Garage : son apparente accessibilité musicale, à moins d'avoir été bercé par Fleetwood Mac et Steely Dan et d'être allergique à la polyrythmie et aux mélanges des genres, est ici contrariée par un trop-plein narratif qui, à moins d'être bilingue, nécessitera une écoute purement littéraire d'un côté et une autre plus décontractée pour se concentrer sur la musique. Heureusement que le Central Scrutinizer, magistralement interprété par Zappa, est là pour nous guider.


Le monde d'anticipation dans lequel Frank Zappa nous convie est aussi beau que cruel. Cette cruauté est palpable dans son dernier acte en forme de douche froide pour Joe, dont les aventures se terminent en taule, à coups de pipes et de sodomies en tout genre. L'occasion pour Zappa d'étaler la mayonnaise du bon goût et de déverser sans retenue la purée. C'est sale, c'est long et pénible, il faut bien que Joe comprenne dans quel monde il vit tout comme le sort que l'on réserve aux artistes intègres simplement désireux de jouer leur musique. Le message peut paraître corrosif voire puéril, il l'est sûrement. Mais la grande force du Zappa compositeur résonne ici pleinement tant Joe's Garage monte musicalement en puissance à mesure que l'histoire s'écrit. Il faut attendre les trois-quarts de l'album pour entendre le premier grand solo de guitare (Keep It Greasy), ce n'était pas la priorité. Il faut attendre Outside Now pour comprendre combien Ike Willis est capable de tout chanter. Il faut attendre He Ued To Cut The Grass et le Central Scrutinizer débarquer en plein milieu pour comprendre combien Frank Zappa sait créer des atmosphères, des climax entiers. On pourrait converser longuement sur la beauté élégiaque de Watermelon In Easter Hay et se rendre compte que Zappa pouvait aisément rivaliser avec le compositions les plus mélancoliques de Pink Floyd. Mais au final à quoi bon, puisque de toutes façons Zappa prendra tout le monde de court en clôturant d'une manière bien farfelue trois puissants actes avec cette Little Green Rosetta tombée d'on ne sait où.


Avec Joe's Garage et ses trois actes en forme de pamphlets critiques et aiguisés, Frank Zappa n'aura jamais paru autant en pleine possession de ses moyens que totalement démuni, jamais loin d'être abattu mais suffisamment intelligent pour se relever et découvrir de nouveaux ilots musicaux.

XavierChan
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le 7 févr. 2021

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XavierChan

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