Intra-Muros
7.2
Intra-Muros

Album de Kohndo (2016)

Quand l'avenir a comme un goût de doute

Album-concept d'une consistance qu'on ne voit que rarement dans le microcosme rap français, Intra-Muros nous invite à prendre place dans un taxi nocturne, avec Paris pour toile de fond et le thème de l'enfermement pour fil rouge. Le premier exploit de Kohndo est de se servir intelligemment de ce cadre, qui peut paraître restreint de prime abord, pour illustrer un sujet de manière variée et soignée à la fois : après nous avoir esquissé le personnage du chauffeur dans le premier morceau, une série de différents profils se succèdent sur sa banquette arrière pour vider leur sac et dépeindre la manière dont ils vivent chacun l'enfermement.


Il y a, évidemment, le repris de justice qui a été physiquement prisonnier des barreaux d'une prison. Mais il y a aussi ceux qui sont prisonniers d'un train de vie, que ce soit le travailleur immigré, à la routine harassante et pleine de frustrations (On est coincés en otage entre le désir et le manque / Les doigts posés sur les problèmes comme un fusil sur la tempe), ou le dealer, au quotidien aussi matérialiste que risqué (Putain, ça m'colle comme la super glue / J'pense qu'à l'argent, l'or et le superflu, j'crois qu'j'suis perdu). L'enfermement peut enfin être purement psychologique : dans le morceau Revenir à la Vie il est question de ce fardeau que peut constituer l'isolement mental, y compris au milieu de villes grouillantes comme Paname (On se retrouve depuis longtemps moi et ma solitude / Car même accompagnés, les gens sont souvent éloignés), alors que Des Voix dans ma Tête ressasse nos pensées intérieures coincées entre la tentation et la raison, le poids de la conscience face à celui des remords.


Le fait que le vétéran de la Cliqua passe naturellement d'un personnage à un autre sur les dix premières pistes de l'album, ne quittant ainsi jamais la première personne du singulier pour raconter des situations pourtant différentes, donne une force incroyable à ces récits de vie. On peut toutefois reprocher au morceau Faut qu'je tienne de sortir du schéma narratif de l'ensemble, celui-ci étant clairement calibré autour du featuring avec Nekfeu et ne dévoile malheureusement pas comme les autres une nouvelle variation autour du thème principal. J'imagine que l'ami Kohndo a préféré sacrifier un peu de cohérence pour beaucoup plus d'exposition (et il a peut être pas eu tort quand on voit la différence de vues sur Youtube entre ce morceau et les autres qui ont été mis en ligne). Par contre ce qui est impardonnable, c'est ce jeu de mots tellement claqué avec lequel ils concluent le morceau : L'avenir est si terne, nous on veut devenir des poids lourds... Voilà voilà.


Dans sa dernière partie, l'album se recentre sur le personnage du chauffeur pour pouvoir délivrer son message : entre une prière à ces personnes qui nous sauvent du spleen dans Comme des Particules et l'expression d'un irréductible espoir dans Demain le jour se lèvera, le rappeur donne enfin tout son sens à sa partition.


Le tout est porté par une production de haute facture, à commencer d'ailleurs par les compositions à la coloration jazzy très appuyée de Kohndo lui-même (je pense particulièrement au sublime Le Compteur Tourne), et auxquelles viennent se greffer quelques morceaux samplés qui collent parfaitement à l'ambiance nocturne du skeud, en particulier celui de Midnight in a Perfect Word. Cependant, en cherchant à varier les sonorités par ce biais là, les synthés ultra-funky de Le Facteur vont peut être chercher trop loin et nous sortent le temps d'un morceau du cocon musical dans lequel nous plonge l'album... Dommage.


Kohndo ne brille certes pas par un niveau technique ahurissant ou un flow d'une originalité rare, ça ne l'empêche pas de nous donner une matière lyricale d'une grande consistance, notamment dans sa manière de tisser des liens ténus entre ses morceaux ou d'exprimer avec une grande finesse ses idées. Plus proche du conteur que du punchliner, il est de cette race de rappeur capable de placer intelligemment une figure de style pourtant sur-utilisée (Embrasse ton fils, et toi fais attention aux filles / T'as le cœur fragile comme l'aiguille d'une piqûre d'héroïne… exemple parmi tant d'autres). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si on retrouve Oxmo en feat sur la dernière piste, comme si ces deux plumes d'exception prenaient place pour l'ultime trajet de la nuit, et criaient au monde toute la beauté que peut exprimer leur Art quand il s'agit de s'ouvrir sans artifice vers l'Autre et prendre part à un instant d'évasion commun. La vie n'est qu'un voyage dont nous sommes tous les otages, certes, mais profitons de ce voyage sisyphéen pour le partager avec les personnes qui nous entourent, plutôt que de chercher à nous écraser les uns les autres en attendant l'inéluctable.

Yanga
8
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le 16 févr. 2016

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