Illmatic
8.2
Illmatic

Album de Nas (1994)

La sphère hip-hop américaine, considérée par les non-initiés comme une burlesque nébuleuse au sein de laquelle des "artistes" à l'attifement ample et l'idiosyncrasie belliqueuse passent leur temps à vitupérer sur tout et sur rien, recèle en réalité moult richesses, tant sur le plan musical qu'extra-musical. Résumons rapidement la situation de l'époque. Suite à la chanson de Tupac Shakur aux allures de déclaration de guerre, "Hit'em Up", le rap américain des années 90 se voit fractionné en deux branches rivales : le rap West Coast et le rap East Coast. La première fraction, basée à Los Angeles et représentée par les célèbres Snoop Dogg, Dr Dre et 2pac, s'inspire sans ménagement du P-Funk de George Clinton jusqu'à créer le G-Funk (soit Gangsta Funk), un rap lent aux basses protubérantes servant des paroles hédonistes et violentes, panégyriques du mode de vie de "gangsta". La seconde fraction, dont le QG se situe à New-York, trouve son inspiration dans d'obscurs disques de funk, de soul et de jazz. Loin des irresponsabilités et des débauches de la West Coast, les voix de l'est se veulent plus réfléchies, plus ancrées dans les tracas urbains, en bref, plus conscientes et alertées. Aussi le son East Coast, avec pour chefs de meute Notorious B.I.G, De La Soul et Mobb Deep, aspire-t-il à une prise de conscience générale quant à la réalité des ghettos New-Yorkais. Il est par conséquent caractérisé par des mélodies samplées au spleen éveillé appuyées par des paroles maussades et urgentes. Illmatic est le patibulaire et inattendu fleuron de cette catégorie.

Des débuts véloces. En 1992, le jeune Nasir Jones, alors âgé de 19 ans, entre en studio. Fils d'Olu Gara, célèbre trompettiste jazz des milieux avant-gardistes, il naît à Queensbridge et est dès son enfance baigné dans un univers musical riche et renseigné. Lorsqu'il prend connaissance de la culture hip-hop par l'intermédiaire de son voisin, il y voit clairement son futur et abandonne ses activités scolaires pour se consacrer à l'écriture. Il rencontre MC Serch en 1992, lequel devient son manager et lui offre la possibilité d'enregistrer un premier single, "Halftime". Sous le pseudonyme de Nasty Nas, il pose avec ce single les bases de ce que sera Illmatic. Plus contemplatives que belllicistes, plus expectatives qu'acrimonieuses, les paroles d' "Halftime" préludent la poésie mélancolique de l'album sorti deux ans plus tard. Enracinées dans les moroses réalités de la banlieue, les rimes soignées servent un texte égocentrique et cyniquement lucide quant à un quotidien stérile, jusqu'à ce que les trompettes retentissent dans un symbolique écho routinier. Les fondements d'Illmatic sont nés, et après un peu moins de deux ans d'enregistrement aux côtés, entre autres, des déjà renommés Pete Rock, DJ Premier (moitié de Gangstarr) et Q-Tip (A Tribe Called Quest), l'album tant attendu fait surface.

"N.Y. State Of Mind", ou la domination saccadée. Un rythme haletant et hypnotique, trois perles de piano à chaque fin de vers, des paroles hallucinantes par ses analogies et ses métaphores à la fois intelligentes et réfléchies... Rarement la musique, dans le rap comme ailleurs, n'aura atteint un tel niveau d'harmonie entre le propos et la forme. A la première personne, Nas dépeint ses aventures urbaines (sans aucun doute mythomanes pour certaines), poussé au crime pour gagner de l'argent et vivre, fatalement, dans l' "état d'esprit de New York". L'ambiance banlieusarde et malfamée créée par Dj Premier sert à merveille le texte pénétrant et le flow infaillible de Nas. Ce flow incroyable lui permet de faire claquer ses rimes avec la puissance d'un fouet, en s'intronisant devant tous, d'une manière stricte et irrécusable, en maître de son art. La clichesque identification à Tony Montana des premiers vers et du clip peut faire sourire mais elle ne gâchera en rien le plaisir de tout auditeur conscient. Les perles comme "N.Y State Of Mind", qu'il s'agisse de la génialement sombre "Represent" ou de la plus optimiste "It Ain't Hard To Tell", sont légions au sein d'Illmatic, mais aucune n'atteint la classe de "The World Is Yours". Apothéose de groove mélancolique grâce à un piano prodigieux d'intensité, ce quatrième titre est une splendeur d'élégance esthétique et parolière. Nasir se fait maintenant porte-parole d'une génération répudiée, qui, plutôt que de se résigner, se doit de résister et se révolter, car le monde lui appartient.

Une référence incontestée. Affirmons de but en blanc qu'Illmatic est un classique parmi les classiques. Du rap, d'abord, mais pas seulement. Les amateurs de rock que sont nos lecteurs seront touchés par tant d'intensité mélancolique, reconnue à juste titre comme fondatrice de toute une époque. Quelques classements sur le web permettent de capter la passion généralisée pour ce chef-d'oeuvre, à commencer par RateYourMusic qui le pose en meilleur album de l'année 1994, mais également cette 400è place dans la fameuse (et discutable) hiérarchie des 500 meilleurs albums de tous les temps selon Rolling Stone. Illmatic est un des plus grands albums de rap, jamais égalé, ni par son auteur, ni par les nombreux influencés, mais aussi un objet que tout mélomane ouvert d'esprit se doit de posséder et de chérir.
BenoitBayl
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le 5 déc. 2013

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Benoit Baylé

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