C'est en ces termes que le grand Wagner lui-même qualifiait cet opéra véritable précurseur déjà de la musique romantique. Tout dans cette oeuvre respire le génie plus absolu, à la fois le raffinement mais aussi la préscience. Don Giovanni reprend les recettes des Noces de Figaro, mais les pousse à un degré de perfection rarement égalé dans la musique. Et on est impressionné d'une telle constance durant trois heures. Il n'y à vrai dire rien à jeter. Les airs mémorables s'enchainent à toute allure, ponctués par des moments d'humour noir et grinçant. Par moment la musique est d'une profonde noirceur, chargée de ténèbres et de ricanements funestes tout en étant d'une grande délicatesse. Il y aurait dans cette oeuvre fleuve des dizaines de moments à retenir. C'est toute la grandeur des opéras, oeuvres immenses, prodigieuses et insaissisables dans leur entier.


L'opéra c'est en effet l'art total : théâtre, musique et orchestration grandiose, ballets, décors et costumes, esthétiques et mise en scène, les possibilités dans l'oeuvre sont infinies, multiples, protéiformes en trois heures concentrées. Et il existe autant de manière de mettre en scène la musique de Mozart que Mozart ouvre de portes avec ses arias, ses airs, ses orchestrations.


La musique de Mozart est abordable, totalement universelle, totalement classique. Elle est un maitre étalon. On connait tous son style, il marche encore à tous les coups, des siècles plus tard.


L'originalité de Don Giovanni est dans son ton tragicomique, que Mozart décrit lui-même, capable de la farce burlesque proche de la comedia dell'arte, comme de la tragédie la plus pure. Ce matériel l'opéra le tire du sujet bien sûr, un livret rendu célèbre par la version de Molière. Don Giovanni est un jouisseur, homme à femmes, imbu de sa personne, de noble lignée et qui en abuse face aux femmes éplorées, aux veuves, aux paysannes, aux courtisanes. Son valet le dit lui même : Don Giovanni aime les inexpérimentées, plus faciles à manipuler, à abuser, à posséder. Non sans ironie, il se contente mêmes des laiderons et des vieilles pour les ajouter à son tableau de chasse. Tel un pervers narcissique, il batifolle, se métamorphe en courtisan pour mieux séduire les courtisanes, se fait passer pour un autre, accuse les autres, revet des masques, fuit à la moindre occasion et tue un père éploré pour sa fille fiancée et abusée. Cette dernière jure de se venger et c'est son père, dans une sorte de réincarnation morbide qui s'en chargera au cours d'un repas final, orgiesque, démoniaque, faustien, somptueux - un des plus grands moments d'opéra à n'en point douter. Le père, figure obsédante pour Mozart puisque c'est celui qui l'a porté, éduqué, suivi toute sa vie et qui a disparu juste avant cet opéra. Et son ombre planante semble hanter toute l'oeuvre de Mozart et l'assombrir. Le film Amadeus décrit cette psychologie particulière de Mozart en 1787.


L'acte I décrit ainsi la perversité de Don Giovanni, ses manipulations stupéfiantes et brillantes, jusquà ce que le l'acte II marque sa chute, inexorable. Parmi tous les personnages celui du valet Lépoléro détonne, bouffon au service d'un maître tyrannique qu'il trahira pour sauver sa peau à la toute fin, et qui aura joué son jeu de complice sans jamais l'assumer, et les femmes bien sûr, à la fois naïves et sirupeuses, Zerlina une jeune paysanne qui trompe son mari le jour de ses noces, et qui parvient, à coup de manipulation apprise par Don Giovanni à le séduire à nouveau, Donna Anna qui a juré vengeance, Donna Elvira, une jeune femme éplorée qui dénonce le séducteur tout en restant amoureuse de lui et que ce dernier fait passer pour folle. Les voix, choses assez rares, sont essentiellement des basses pour les hommes (un seul rôle de ténor) et exclusivement des sopranos pour les femmes. L'opéra est donc une critique de l'hypocrisie, de la manipulation, des classes sociales aussi, des abus de la noblesse, de la naïveté coupable des petites gens, à la fois élogieux et critique de la féminité. La fin de l'opéra bénéficie de deux versions : une version sombre, sans morale, un final avec morale et retour, hypocrite, à une vie rangée. Les femmes adultères iront au couvent, et tout reprendra comme avant, les autres se rangeront derrière la figure d'un mari respectable et honnête.


L'opéra oscille ainsi entre noirceur et vaudeville, dans une légèrerté feinte mais c'est surtout la beauté qui le caractérise. Les moments de pure beauté sont si fréquents, dans un opéra si long, qu'on en aurait presque la nausée. L'instrumentalisation est d'une immense finesse, des petites touches de piano, une mélodie de clavecin, des solos de bois, des cordes tantôt graves et aigues, des cuivres utilisés à la juste mesure. C'est un pur délice pour les oreilles, avec une infinie variété. L'ouverture suffit à s'en convaincre, une des meilleures jamais écrite probablement - et selon la légende, en une nuit la veille de la répétition générale, sorte de synthèse de l'opéra, triste et enlevée. Les voix sont quant à elle d'une grande virtuosité. Les sopranos en particulier enchainent les moments de bravoure hallucinants (notamment Donna Anna à la fin, Mozart ayant toujours donné aux femmes des arias mémorables) et les basses ont leur part belle avec des morceaux d'une grande puissance (l'air du commandeur, célèbrissime est d'une profonde beauté). On trouve aussi des duos et des trios, ainsi que des choeurs, qui se mélangent, se transforment, s'unissent ou se désunissent en permanence, dans un jeu de dupe et de manipulation à l'image de l'opéra. Le "Soccorso" de l'acte I est un bijou pour voix d'hommes, accompagnés par quelques notes de piano et les cordes, avec des airs funestes. Lorsque Donna Elvire tombe dans les bras de Don Giovanni, elle résiste, sa voix est plus forte que celle de Giovanni, elle répond à contre-temps, refusant sa manipulation puis peu à peu les deux voix s'unissent comme les corps, les accords sonnent harmonieusement et l'amour se consomme. Par des effets de mise en scène, Mozart apporte une grande subtilité au livret.


Musicalement, c'est la synthèse du classique et déjà l'annonce du romantisme. Ca s'emballe, les sentiments éclatent, la fin de l'oeuvre explose de puissance. Nous sommes en 1787, le romantisme est déjà en marche, Beethoven n'est déjà plus très loin. Clavecin, piano forte, corne basset, mandoline sont encore présents, héritiers du baroque, qui finalement revient, dans ses mouvements convulsés, torves, torturés et dans son expression exacerbée du sentiment, pour amener le romantisme, le coeur surtout, sujet de l'opéra : les femmes, l'amour, la mort, trio indéfectible.


Le classicisme de Mozart est un art de la transition et de la transmission, voilà pourquoi il est aussi agréable à l'oreille, aussi brillant, aussi génial, synthèse de ce qu'il y a eu avant, annonce de ce qui va venir. Trois heures de virtuosité, de subtilité musicale ! Il faut s'accrocher, le voir en vrai et s'abreuver d'une grande dose de musique, comme on en fait plus, car comment noter une pareille oeuvre, là où nos albums de variétés même les plus géniaux dépassent rarement une heure, sont fait de reprises et de simplicité musicale alors qu'ici il y a des dizaines de musiciens, des interprètes brillants, des mois, voire des années de préparation. C'est au-delà bien entendu du sens commun. Au delà de Senscritique même. La note ne suffit plus. Il n'y a pas plus ambitieux et abouti que Don Giovanni.

Tom_Ab
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le 13 déc. 2016

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