Disruptive Muzak
7.6
Disruptive Muzak

Album de Sam Kidel (2016)

« The music's very nice but is there anybody on the phone ? »

Pour rediriger votre appel au bon endroit j'aurais besoin de savoir pourquoi vous appelez aujourd'hui. Dites moi donc en quelques mots : quelle est la raison de votre appel ?



« Hello. »



Une salutation ordinaire, comme il convient d'en formuler lorsqu'on son décroche son téléphone.



« Hello ? »



Une relance perplexe. Peut-être l'autre n'a-t-il pas entendu la première fois, il suffit de le solliciter une nouvelle fois en haussant un peu le ton.



« Hello... ? »



Une répétition de plus, l'angoisse perle. Pourquoi ne répond-on pas ? Est-ce une blague ? Y a-t-il un problème sur la ligne ? On discerne une lointaine musique en fond.



« Hello !! »



Un appel à l'aide lancé dans le combiné qui va se perdre dans le néant. Il n'y a personne au bout du fil, personne d'autre que toi.


Étrange objet que voilà, dont l'histoire mérite d'être contée pour en éclaircir un chouïa la perturbante écoute. Sam Kidel est un modeste manipulateur sonore qui a eu cette année une grande idée : confronter l'homme moderne à sa solitude existentielle en subvertissant la musique d'ascenseur. Rien que ça. Je vous raconte vite-fait comment il s'y prend, pendant que les deux chatouilleux du fond finissent de vomir, choqués par la prétention de ce que je viens de dire. Le concept de Disruptive Muzak se base sur l'utilisation de plus en plus fréquente de ladite « muzak » (terme péjoratif désignant de la musique sans relief et sans personnalité) qui est devenue un outil de relaxation utilisé par les entreprises pour améliorer le rendement de leurs employés. Il y a même des boîtes spécialisées dans la composition et la vente de muzak. Des types qui s'acharnent au quotidien à créer les sons les plus familiers qui soient, les plus plats possibles, les moins agressifs. Une bien triste entreprise si vous voulez mon avis. Qu'à cela-ne-tienne, Kidel s'est emparé de ces sons doux et relaxants pour en faire... autre chose. Le contraire même. De ces longues plages prévisibles à faire paraître pour punk même le plus zen des gourous New Age, Sam le bricoleur fait naître quelque chose de complètement, bah imprévisible justement. De ruptures en syncopes, il monte à la main une pièce ambient déroutante, titubante, tout sauf familière en somme. Créant une vision dystopique musicale assez saisissante là où se tenait précédemment la plus triste absence d'ambition artistique.


Rien que cela serait suffisant pour partager une franche et fraternelle poignée de main à Sam Kidel. Mais l'homme ne s'arrête pas là. Pour le plaisir de voir le serpent se mordre la queue, Sam se met en tête d'appeler les sociétés qui utilisent la muzak sur leurs employés, et plutôt que de répondre préfère se taire et passer sa propre composition, la muzak disruptive, en fond. Comme lorsqu'on se retrouve à attendre qu'un correspondant nous soit adressé avec en fond le printemps de Vivaldi pour seule compagnie. Kidel enregistre les « conversations » et les monte ensuite avec sa composition en arrière-plan pour donner la version définitive de « Disruptive Muzak ». Et en prime, après la pièce proprement dite, Kidel nous laisse avec la « DIY version », qui est tout simplement la pièce ambiante dans son plus simple appareil, débarrassée du montage des appels. L'idée est donc : vous aussi créez votre Disruptive Muzak et faites des blagues post-modernes à vos amis !


Question : Le disque va-t-il au delà de la simple blagounette téléphonique ?
Réponse : Oui sans aucun doute. Comme je le disais un peu plus haut avec enthousiasme, Sam Kidel parvient à nous balancer un authentique et saisissant essai sur la condition humaine. Lorsque les employés de centres d'appels décrochent et se retrouvent avec comme seul interlocuteur cette étrange musique de-fond-sans-l'être, divers mécanismes de rationalisation se mettent en place. Nous avons celle qui répète pendant 30 secondes « Hello ? Hello ? », qui ne parvient pas à comprendre ; celui qui s'excuse avec moult formules de politesses qu'il est profondément désolé mais qu'il n'entend rien et qu'il va devoir raccrocher mais que ça fait mal à son petit cœur ; celle qui se blase à coup de « Bon la musique est très bien mais est-ce qu'il y a quelqu'un ? », et celui qui a l'air au bout du rouleau et qui lance d'une voix triste et amère « Vous vous moquez de moi. ». Toute une fresque humaine qui se dépeint sous nos oreilles troublées, une suite de portraits d'hommes et de femmes angoissées, perturbées, blasés, décontenancés, qui se dépatouillent avec cette étrange et ironique situation avec leurs propres moyens. Ici, le génie de Sam Kidel consiste à monter ces réactions de manière à créer comme une narration dans sa composition, où les appels sont d'abord plus perplexes tandis que l'ambient se cherche un peu dans le fond, où les appels deviennent de plus en plus touchant, avec ces gens plus mal à l'aise qu'étonnés viennent à parler, complètement perdus face à un interlocuteur qui ne montre jamais son vrai visage. Les derniers d'entre eux sont d'ailleurs les plus touchants, ceux qui laissent perler un désespoir et un ras-le-bol qu'on se plairait bien à interpréter comme la goutte d'eau qui fait fait déborder le vase d'une journée déjà bien merdique passée dans un centre d'appel. À ce titre, on aura rarement trouvé pochette si bien adaptée pour un album (dont l'esthétique n'est pas sans rappeler le jeu The Stanley Parable) ; le bureau d'employé lambda, piégé dans sa solitude, au milieu d'un ciel bleu qui peut aussi bien représenter l'air libre dont l'employé est privé que le néant auquel il est confronté dans ces appels.


Question relou : C'est bien joli tout ça, mais musicalement ça rend quoi ?
Réponse qui se mouille pas trop : Pour sûr, il est plus difficile de défendre ce disque d'un point de vue musical. Je me contenterai simplement de répondre que lorsque j'écoute Disruptive Muzak je l'écoute en entier, la pièce de base + la pièce ambiante dans le même mouvement, et que j'apprécie énormément écouter l'ambient tout seul. Disruptive Muzak n'est pas qu'un simple bonbon pour intellos postmodernes c'est tout un univers sonore avec ses propres codes, monté avec talent, doté d'une narration implicite. C'est un court-métrage pour les oreilles, qui s'apprécie aussi bien au premier qu'au second degré. Plus qu'une vanne téléphonique qui s'amuse aux dépens de ceux qui en sont les victimes, plus même qu'un message politique, ce dispositif est un miroir placé devant la l'interlocuteur, un miroir qui reflète une silhouette impossible à discerner. Et pour peu qu'on se laisse bercer par ces vignettes pleines de spleen, c'est émouvant.


Chronique provenant de XSilence

Créée

le 7 juil. 2016

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T. Wazoo

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