Il est des groupes qui forment un ensemble tellement cohérent, sensitif et mouvant à la fois qu'il est bien difficile de les décrire. On les appréhende avec l'esprit, on les goûte avec les sens, et quand vient la difficile tâche de les évoquer, les voilà qui disparaissent, comme des chimères du passé.

En 26 ans d'existence, Archive n'a eu cesse d'étonner ses auditeurs, en court-circuitant progressivement la trip-hop terreuse de Londinium (1996) avec le rock alternatif hypnotique de Noise (2004), puis en invitant dans sa partition une pop progressive et sombre teintée de sagesses électroniques ... autant de changements successifs qui n'ont pourtant jamais trahis l'essence d'un groupe au son très personnel -unique, même.

A l'aube de leur trentième anniversaire, les Londoniens continuent à scander leurs mélodies à fleur de peau, avec un retour en force spectaculaire dans ce Call to Arms & Angels aussi massif (17 titres pour plus d'1h40 d'écoute !) que mémorable. Véritable album-somme d'une carrière rongé de cris et de pleurs et d'une époque complètement flippante, il s'agit d'une œuvre testamentaire dont la délicatesse, les remous et la profondeur méritent un profond respect.


Conceptuellement, Archive a toujours été très engagé - on se rappelle notamment du superbe diptyque Controlling Crowds (2009). Call to Arms & Angels a été composé et enregistré en période de pandémie, dans une Grande Bretagne post-Brexit déjà rongée par les inégalités sociales et le racisme lancinant, et maintenant frappée de plein fouet d'une cécité sociale engendrée par la crise COVID-19. Radicalement, l'époque déjà moribonde a viré en un cloaque individualiste où les haines, les peurs et les vides existentiels se sont succèdés et on peu à peu éclatés en bouquets d'angoisses viscérales. Les membres de Archive ont tenté de retranscrir et d'exorciser leurs maux dans cet album, et se sont finalement les maux de toute une société moderne au seuil de l'effondrement qui sont ici martelés.


Doté d'une richesse profuse, les 17 morceaux balayent et ingèrent toutes les franges et période de Archive, en entremêlant des textures synthétiques imprévisibles à des vocaux trafiqués, en brisant les abords glacés de mélodies spectrales par des montées instrumentales cérébrales et instables, en rabattant les hargnes épaisses d'une transe rock par d'énigmatiques et pensives nappes dissolues dans le gris de l'horizon - comme cette pochette d'antan, belle et triste à en crever. Difficile à saisir et pourtant pourvu de tant de passages inoubliables, tour à tour dansants, rugueux, suspendus et méditatifs, Calls to Arms & Angels s'étend et s'exprime avec la fièvre d'un immense amour malmené par âges et par les temps. La cohérence qui transperce de part en part l'album a quelque chose de presque magique, de quasi symphonique.

Les cinq chanteurs s'alternent successivement, de la rage au calme, se côtoyant parfois dans un seul et même morceau, laissant toujours parler les instruments qui, déjà sublimes, sont excellés par une production dense et brumeuse. Les premiers titres de l'album sont dynamiques et irrésistiblement faits (Mr Daisy, Fear There & Everywhere et Numbers est peut être l’enchaînement le plus parfait de tubes inavoués que je connaisse). Puis, après la pause poétique de Shouting Withing, le morceau-fleuve Daytime Coma vient briser la fougue immédiate des débuts, du haut de ses 14 minutes lancinantes qui rappelleront bien entendu Lights, l'un de leur chef d'oeuvres émotionnels. Si l'on atteint pas la puissance de l’aîné, le titre surprend par sa construction en tiroir, et son évidente sincérité. Ensuite s'alternent des hymnes célébrant l'obscurité charnue, changeante et ombragée de la psyché humaine. Certains titres comme Enemy ou Freedom s'avèrent bluffants d'originalité, d'autres flottent comme des regrets ressassés (All That I Have, Alive ou Everything's Alright). Quelques-uns encore percent les cieux gris de leur chaleur volubile (Every Single Day ou We Are the Same, sur lequel je vous défie de ne pas vibrer en fermant les yeux). L'album se clôt sur The Crown et Gold, construits avec la même montée en puissance, pétris de doutes envahissants, de pleurs flottants, d'angoisses dévorantes, célébrant une fin qui n'en est pas une encore, espérons.


Avec Call to Arms & Angels, un Archive réinventé réussit à retrouver le sommet épique d'un You All Look the Same to Me (2002) tout en le rattachant à la sensibilité sinueuse d'un Lights (2006) ou à la sombre lévitation d'un The False Fondation (2016). Bouclant les époques, faisant culminer la peur et l'abandon d'un homme en perte de lien et en perte de lui-même, évoluant dans un monde rongé par les absurdités, par les rejets et les futilités aliénantes, Archive se fait le témoin d'un monde au seuil du chaos, aux cimes de l'ivresse, au coeur des paradoxes. Comme un dernier cri dans la nuit instable et opaque, Archive nous dissout dans ses textures ambivalentes, et nous étreint de tout son amour d'humain imparfait.

FlorianSanfilippo
8

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Créée

le 21 juin 2022

Modifiée

le 21 juin 2022

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