Tue le veau gras et réunis la famille!

Les Stones ne sont jamais aussi bon que lorsqu'ils sont dos au mur. En ce début d'année 1968, tout porte à croire que le groupe est sur le point de s'arrêter: il vient tout juste de se séparer de son manager historique, Andrew Loog Oldham et les derniers albums, malgré de très bons singles, se sont révélés au final très inégaux. Le dernier en date ("Their Satanic Majesties Request") est assez médiocre et est un cuisant échec commercial. Les relations de Brian Jones avec Mick et Keith ne cessent de se détériorer et surtout, le groupe n'est plus monté sur scène depuis 2 ans, ce qui à cette époque de tournées incessantes remonte à des années lumière...
Les Stones n'ont plus guère le choix: sortir un album qui soit enfin convaincant et remonter sur scène... ou alors disparaitre à jamais. Ils réussiront brillamment ce double challenge, le deuxième scellant de façon définitive l'avenir de Brian Jones au sein du groupe.
"Beggars Banquet" sera le premier d'une série de 5 albums quasi quintessentiels ayant marqués à jamais l'histoire du rock.


Les médias de l'époque et d'aujourd'hui mettent en avant les histoires de drogues, de sexe et d’ego pour expliquer les tensions au sein du groupe. On parle finalement assez peu des divergences d'ordre musicales entre Brian Jones et Keith Richards.
Brian Jones fût avant tout un instrumentiste fabuleux, capable d'apprendre à jouer de n'importe quel instrument en l'espace de quelques semaines seulement. La mode du rock psychédélique est donc pour lui une période bénie.
Avec Georges Harrison, il rencontre le musicien et joueur de sitar indien Ravi Shankar, influence majeure pour bon nombre de guitariste d'alors. Brian sera le maître d’œuvre des albums du groupe enregistré entre 65 et 67 (le riff de sitar sur "Paint It Black", c'est lui!). Bien que dans l'air du temps, ces albums sont souvent mal compris par les fans de la première heure. Psychologiquement très fragile et d'un égo démesuré, Brian souffrit énormément de ces critiques les percevant surtout comme un manque de reconnaissance de son talent.


Keith fait également de nouvelles rencontres. C'est au côté de jeunes pouces comme Graham Parson et Ry Cooder qu'il s'initie à un nouveau style de jeu de guitare: l'open tunning (ou accord ouvert). En gros, c'est une technique simplifiant le doigté des accords et donnant une tonalité particulière aux notes. C'est de ce nouveau style de jeu, très utilisé par les bluesman du Delta, que sortiront ses riffs stratosphériques dont il abreuvera les 5 albums cités plus haut. C'est pendant les sessions de Beggars Banquet qu'il rencontre un autre grand spécialiste du genre: Jimmy Page (d'ailleurs, son nom circulera à nouveau en 75 lorsque Mick Taylor sera sur le départ).
Cette nouvelle orientation musicale sera également riche d'inspiration pour la plume de Jagger. Des textes incisifs, cognants, volontairement provocateurs, voir même outranciers, mais aussi en phase avec les grands évènements sociaux et politiques de la fin des années 60.
Et justement, "Sympathy For The Devil", qui ouvre "Beggars Banquet", en est un des plus emblématiques.
Ce titre vaut vraiment la peine qu'on s'y attarde 2 minutes, tant il est central: d'abord dans ce qu'il exprime de l'âme même de la musique noire américaine, de la charge violemment contestataire du texte et de ce qu'il représente pour l’identité même du groupe et de son histoire.


Outrageusement diabolisé par le puritanisme et le racisme, la culture et les croyances des noirs aux Etats Unis ont toujours été entourées d'une aura de satanisme, de magie noire et de cannibalisme. La tradition a ainsi véhiculée de nombreuses légendes entre autres celles des bluesmans noirs ayant soi disant pactisés avec le diable. Les jeunes des années 60 s'identifieront ainsi facilement à ces héros, méprisés et rejetés comme eux, pour exprimer leur révolte.
Les Stones savaient-ils qu'en empruntant leur nom à un titre de Muddy Waters faisaient ainsi référence à une de ses fameuses légendes?


A l'époque de la traite négrière, les noirs sont accusés d'apporter le malheur et l'abomination sur le sol américain. On les soupçonnent de manger des cailloux rendus maléfiques par des rituels vaudou. En réalité, cette légende est une référence à un fait historique avéré qui est celui de l'apparition brutale de la fièvre jaune sur le continent américain, maladie dont les esclaves noirs étaient auto-imunisés.


C'est donc pour ainsi dire tout naturellement que ce titre s'ouvre sur un rythme tribal enmené par le jeu envoûtant des tam-tam. Docteur Jagger lâchant de petits cris de possédé laisse la place à Mister Hyde. Le morceau déploie au fil des minutes une puissance redoutablement efficace jusqu'au monstrueux solo de Keith qui en accentue l'intensité dramatique.
Le texte lui est inspiré de la deuxième partie du livre de Mikhail Boulgakov, "Le maître et Marguerite", notamment un passage où l'auteur met en scène Pilate, Jésus et Satan lui même pour dénoncer le système soviétique et ses dérives.
Jagger utilise le même procédé pour dénoncé l'immoralité politique responsable de tous les dérèglements de l'histoire. Les mots sont bien sûr volontairement durs, mais la provocation est utilisée içi de facon intelligente et fine.
Les Stones n’interpréteront plus ce titre sur scène jusque dans les années 80, suite au meurtre de Mérédith Hunter pendant le concert de l'Altamont Speedway en 69.


Bon c'est vrai, "Beggars Banquet" ce n'est pas QUE "Sympathy", il reste quand même encore 9 morceaux !!
Retour aux sources, donc, et pas n'importe laquelle: le delta-blues. Le Mississippi est un carrefour culturel où foisonne un véritable melting-pot musical: blues, folk, gospel, mais aussi bluegrass voir même de l'americana.  Cet album constitue une somme de tous ces genres. A dominante acoustique, il ne cède pourtant en rien au rock le plus furieux comme ce "Stray Cat Blues" aux paroles obscènes, prototype même de ce que sera le hard-rock (quand je vous disais que Jimmy Page était passé par là...). Parachute Woman, petit délire sexuel avec sa rythmique évoquant le va et vient de l'accouplement, fait très bien son job aussi. Street Fighting Man, petit frère de Jumpin' Jack Flash, est un autre sommet du disque. C'est l'anti-thèse même du "Revolution" pacifique des Beatles. Le morceau sera interdit sur les ondes françaises pendant plus d'un an. Toute la magie de ce disque est là, dans ce subtil alliage de tonalités acoustiques et de puissance rock. (Il peut d'ailleurs être considéré comme le premier disque rock "unplugged", genre qui sera très à la mode dans les années 90).
Avec son thème de la solitude, No Expectations nous plonge dans l'univers de Robert Johnson. Jimmy Miller, leur nouveau producteur, s’attelle au piano et délivre un superbe break au milieu du morceau.
Avec "Dear Doctor" et "Factory Girl", ils prouvent qu'ils sont très à l'aise dans le registre folk/country et "Jig-Saw Puzzle" séduit par la magnifique partie de slide de Brian.
Prodigal Son, c'est le retour du fils prodigue de l’Évangile de St.Luc, mise en musique par le Révérend Robert Wilkins que les Stones reprennent ici. A ce stade là, on pourrai s'étonner de la présence d'un tel passage dans cet album. Aucune provocation suspecte ou d'allusions à double sens, le texte est vraiment repris tel quel. Je trouve que l'histoire de ce jeune réduit à nourrir les cochons après avoir dilapidé l'héritage de son père colle parfaitement bien à l'esprit de ce disque. Étonnante alchimie, en vérité.


L'album s'achève sur Salt of The Earth, un gospel aux allures d'orgies festives où tout le monde lève son verre pour boire à la santé de tous les laissée pour compte, les humbles de naissance, au bien et au mal. Jagger y est assez cynique et arrogant (comme il l'a toujours été, d'ailleurs!). Dédain suprême.


"Kill that calf and call the family ‘round
My son was lost but now he is found
Cause that's the way for us to get along"
(Prodigal Son)


Les Stones signe là un chef d'oeuvre, peut être pas le plus "stonien", mais sans doute un des plus profond et dense.
Sauvage et animal, "Beggars Banquet" sera l'ultime album de Brian Jones avec les Stones.

DanielO
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les joyaux de la couronne et Les meilleurs albums des Rolling Stones

Créée

le 24 févr. 2013

Critique lue 1.8K fois

23 j'aime

13 commentaires

DanielO

Écrit par

Critique lue 1.8K fois

23
13

D'autres avis sur Beggars Banquet

Beggars Banquet
DanielO
10

Tue le veau gras et réunis la famille!

Les Stones ne sont jamais aussi bon que lorsqu'ils sont dos au mur. En ce début d'année 1968, tout porte à croire que le groupe est sur le point de s'arrêter: il vient tout juste de se séparer de son...

le 24 févr. 2013

23 j'aime

13

Beggars Banquet
Ramblinrose
10

CECI N'EST PAS UN CHIOTTE

Je me suis toujours demandé si j'étais plutôt fan des Beatles ou des Rolling Stones. J'ai déjà répondu en partie à cette question... enfin je crois ! Je me suis également demandé si j'aimais tous les...

le 23 déc. 2011

18 j'aime

2

Beggars Banquet
EricDebarnot
9

Un disque qui change tout, un disque-clé

"Beggars Banquet" est le disque qui change tout chez les Stones, et c'est donc, inévitablement, un disque clé dans l'histoire du Rock. Brian Jones s'efface, il n'est déjà plus qu'un moribond qui erre...

le 16 janv. 2015

12 j'aime

1

Du même critique

The Velvet Underground & Nico
DanielO
10

turn on, tune in, drop out

Golden Gate Park, San Fancisco, le 14 janvier 1967. Timothy Leary, celui qu'on a surnomé le pape du LSD (en réalité un génie du marketing), organise un happening géant (Human Be-In) rassemblant...

le 3 août 2012

81 j'aime

25

Sticky Fingers
DanielO
10

Rocking hard and let's roll!

Après le sardonique "Beggars Banquet", le sanglant "Let It Bleed", un "Get Yer Ya-Ya's Out!" lourd comme le plomb, voici donc le très libidineux "Sticky Fingers". Dès les tous premiers accords de...

le 20 mai 2013

60 j'aime

26

Le Sacrifice
DanielO
10

Critique de Le Sacrifice par DanielO

"Offret" est une oeuvre sur ce que la vie peut parfois avoir à la fois de plus absurde et de sublime. C'est le récit d'un homme dont l'existence en apparence paisible s'interrompt brutalement par...

le 3 nov. 2013

53 j'aime

23