Tundra
7.6
Tundra

Album de Lakker (2015)

Duo emblématique d'une techno savante repoussant incessamment les limites de l'expérimental, Ian Mcdonnell (aka Eomac) et Dara Smith (Arad) signent un retour sous R&S Records, avec leur alliance Lakker, près de huit ans après leur premier album, délivrant une œuvre galvanisante et pragmatique.


Tundra, dont le titre est éponyme à l'ambiance retranscrite (un désert où souffle éternellement un vent lancinant et glacial), s'inspire librement des goûts (plutôt exquis, c'est à souligner) des deux artistes : d'Arvo Pärt et ses chorales angéliques, au très prolifique compositeur de noise japonais Merzbow, en passant par des techniques de field-recording évoquant à la fois quiétude distancée et angoisse comminatoire (entre autres, des sons provenant de bouches de métro japonais, ou d'une chorale féminine établie à Dublin).


Eomac, artiste-révélation de l'année dernière, talentueux aussi bien dans ses compositions complexes destinées à l'écoute que dans ses sets mélangeant IDM dansante et techno intime, exprime son intérêt pour la découverte, les croisements de genres, l'exposition timorée et l'influence populaire filtrée ; l'album n'est pas destiné aux grands amateurs de techno brute et dessinée pour la piste, mais plutôt pour l'appréciation les yeux fermés, les oreilles attentives aux chants et le corps sensible aux basses suffocantes. Ayant déjà fait ses preuves avec son album solo Spectre, expérience déviante ayant eu un succès notable auprès des passionnés d'audaces électroniques, il ne cherche pas à jouer les mercantis ; il désire simplement montrer au monde qu'il existe une forme alternative de techno, loin des techniques dorénavant mainstreams, et des myriades de copies des samples utilisés jusqu'à consommation intégrale, un peu comme le soulignait Samuel Kerridge lors de son interview avec thequietus : « to put it bluntly, I think people are getting bored of shit music. There are too many sheep. I think the whole world is finally seeing the allure of electronic music, which is great ».


La techno n'est, en effet, pas uniquement la fameuse combinaison samples, logiciels et platines. Un nombre incommensurable d'artistes électroniques s'évertuent à faire de fastidieuses recherches sonores, partant à l'aventure dans le monde réel pour capturer des bruits authentiques, apprenant des instruments acoustiques en profondeur afin d'en incorporer les notes les plus subtiles dans les œuvres qu'ils composent. Dara explique sa passion pour la similarité entre voix d'opéra et synthétiseurs : « we've always been interested in voices that sound like synths and synths that sound like voices », d'où l'identité forte dégagée par l'écoute de Tundra, le mot inspirant lui-même les vents — voix lointaines, continues, soufflées — qui terrassent cette terre infinie et désolée qu'est la Sibérie ayant bercé l'enfance télévisuelle de l'artiste (il évoque ses souvenirs du documentaire Durrell in Russia).


De la même manière, on ressent une influence notable de compositeurs néo-classiques, comme Steve Reich, Arvo Pärt ou Philip Glass dans les nombreuses boucles électroniques, presque insidieuses, les cloches vocales disséminées çà-et-là, les notes de piano dispersées dans la discrétion de nappes granuleuses, quasiment lo-fi, toujours soutenues par des basses rondes, sourdes et secondaires, comme enterrées. « Three Songs » fait par exemple songer à un Koyaanisqatsi (film de Reggio, photographie de Fricke et bande-son de Philip Glass, le tout centré sur les relations entre homme et planète, nature et industrie, gigantesque et minuscule, bercé par une vision créatrice), mis à jour, actualisé à cause de la prépondérance endémique et exponentielle de l'industrie, le côté techno complétant ce nouvel aspect inquiétant.


Bien que l'album ait l'air d'invoquer des forces diamétralement opposées — comme cieux et enfers, vents et mers, lumière et ténèbres — qui, soutenues par les échantillons utilisés, exercent un potentiel symbolisant les puissances naturelles en jeu dans notre monde, Dara Smith insiste cependant, à travers l'annonce parue dans FACT, sur le fait que ces parallèles ne sont pas à amputer de l'influence toute artificielle et électronique qui sévit sur notre perception contemporaine : « The atmosphere and feeling you get around the ocean, wind and storms have been an influence. […] Parallels can be found in the chaos and saturation of digital age and the faceless algorithms that surround us ».


Amateurs de dub-techno, d'ambient, d'expérimentations incongrues, de field-recordings, d'IDM, de drone-metal, lancez-vous dans la fougueuse écoute de ce paysage sonore escarpé qu'est Tundra. La déréliction que vous ressentirez vous semblera novatrice et presque nostalgique. Les vicissitudes sont légion, le bouleversement le plus intense se manifestant à la fois religieusement et de façon effrayante au sein du titre le plus représentatif de la description faite par cette chronique, « Pylon ».

rnstjmbl
9
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le 30 mai 2015

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