Paru en août dernier, "The Center Won’t Hold", le neuvième album d’un groupe aussi essentiel que Sleater-Kinney n’a finalement généré que peu de commentaires. Pire, nombre des fans de la première heure du groupe se sont désolés de ce qu’ils ont jugé comme un virage mainstream inapproprié, pour ne pas utiliser le fameux terme de « trahison ». D’ailleurs, le départ – pour ces fameuses « divergences musicales » qui ont tout de la langue de bois – de Janet Weiss a confirmé aux détracteurs de "The Center Won’t Hold" la pertinence de leur position. Sans doute fallait-il laisser un peu de temps au temps pour juger de ce disque avec un peu moins de passion, et lui reconnaître une force quelque peu diluée par la production certainement très lisse et très moderne de St. Vincent.


La réception mitigée qu’a connu "The Center Won’t Hold" est bien entendu absolument logique alors que le groupe est clairement dans une phase d’incertitude quand sa direction musicale après sa reformation en 2015 : les années d’insouciance sont loin derrière, et l’on sait combien il est difficile de continuer à être « punks » de manière crédible quand on a dépassé la quarantaine. Non pas que Carrie Brownstein et Corin Tucker aient particulièrement adouci leur musique, puisque la puissance rageuse qui fit la réputation du groupe dans ces grandes années continue à exploser occasionnellement sur ce nouvel album… C’est plutôt qu’il y a quelque chose d’un peu contraint dans cette fureur, comme si les doutes existentiels qui se traduisent dans une bonne partie des textes des chansons contaminaient aussi la forme musicale. Oui, il est indéniable que Sleater-Kinner est désormais moins dans l’expression naturelle et directe de sa révolte, après toutes ces années à figurer comme groupe-étendard d’un féminisme activiste et de gauche, mais cela ne veut certainement pas dire que le groupe soit devenu « tiède » !


Prenons par exemple le titre le plus immédiatement accrocheur de l’album, ce "Band Dance" au riff impeccable (qui rappellera sans doute à certains ici l’élégante fureur pop des défunts Sons & Daughters…) et au refrain imparable… qui nous hurle dans un mélange de joie païenne et de désespoir : « And if the world is ending now / Then let’s dance, the bad dance / We've been rehearsing our whole lives… ». Ou revenons tout simplement à cette inconfortable introduction grinçante et discordante de l’album : « I need something pretty / To help me ease my pain / I need something ugly / To put me in my place… »… avant que les guitares distordues ne libèrent – brièvement – un intense déluge libérateur, sur lequel la voix peut enfin hurler sa douleur. Quant à ces cris provocateurs sur un "Hurry On Home", à l’efficacité presque « radio-friendly », « You know I’m Unfuckable / Unlovable / Unlistenable / Unwatchable », vomis par une femme de 45 ans, ne font-ils pas bien plus mal à l’âme que l’éternelle révolte (post)-adolescente dont le Rock a fait sa rente la plus confortable ?


Il nous reste à parler de ces colorations electro-pop, occasionnelles mais perturbantes aux oreilles des fans les plus fidèles aux principes fondateurs des riot grrrls. Oui, Sleater-Kinney évolue, et des titres comme "Reach Out" ou "Can I Go On", plutôt synthétiques, ou encore la touchante ballade "Restless", tranchent avec la rude discographie du groupe. Mais comment prétendre pour autant que, dissimulée derrière les mélodies plus sucrées, on ne retrouve pas la même exigence artistique, la même sincérité dans l’expression d’un mal-être complexe et profond qui ont toujours été la grande qualité de Sleater-Kinney ?


Non, paix de l’âme et compromission commerciale ne sont toujours pas à l’ordre du jour pour Sleater-Kinney.


[Critique écrite en 2019]
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le 9 déc. 2019

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Eric BBYoda

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