Sun Rings se présente comme une sorte d’opéra cosmique(d'où le pun du titre) joué pour la première fois peu après les événements du 11 septembre 2001 (ce n’est pas un hasard, nous y reviendrons). L’origine de l’œuvre est d'autant plus insolite puisqu’il s’agit d’une commande de la NASA. Son compositeur, Terry Riley est d'abord connu pour savoir mêler, avec une cohérence harmonique à l'appréciation de chacun j'en conviens, des instruments de musique et des sons qu’il va capter dans la rue, sur des chantiers, dans des boutiques, ou même à la radio. Il s’agissait pour cette commande particulière d’aller capter des sons dans les espaces interplanétaires, d’en adapter les fréquences à notre ouïe, et de mêler ces résonances venant du fond de l’univers à des voix humaines et à des sonorités atonales d’instruments à cordes (en l’occurrence les instruments du Kronos Quartet).



Une œuvre importante doit d’abord, je crois, avoir quelques caractéristiques : D’une part être originale ; ce qui la rend étrange, inactuelle, et peut même la rendre difficile à comprendre ; d’autre part, et en sens inverse, elle doit aussi refléter son temps, ce qui couve ou ce qui gronde dans son époque et qui n’est pas encore évident ni même acceptable. Cet équilibre précaire fait de l’œuvre un objet mystérieux dont on peut jouir sans pour autant que l’on puisse la cerner totalement. Et c’est le juste milieu car ne rien saisir n’apporte rien, naturellement, tandis que saisir une chose entièrement lui enlèverait tout horizon de rêve, et lui ferait perdre son sens (puisque le sens est d’abord un chemin qui nous emmène quelque part). En ce sens, on pourra dire avec le recul des siècles que l’œuvre représentait ce qui faisait cette époque aujourd’hui révolue (plus que la plupart des œuvres de ce temps qui ne faisaient qu’imiter un style antérieur). Mais l’on doit aussi y trouver un sens universel, toujours actuel parce qu’intemporel. Au-delà de ces deux caractéristiques, il est intéressant que l’œuvre puisse avoir un intérêt politique (au sens large : donner une forme artistique à un sentiment commun encore diffus, autour duquel puisse s’articuler une critique du monde existant et l’aspiration à un autre monde). Je crois que Sun Rings coche toutes ces cases, d’abord parce qu’elle est originale dans sa forme parfaitement nouvelle et inattendue bien sûr, ainsi que par ce qu’elle dit, ou plutôt ce qu’elle suggère :



La musique est l’un des arts les plus propres à conférer une forme sensible à nos aspirations encore diffuses. D’abord parce que c’est l’un des arts qui charrie le moins de significations préconçues. Elle laisse remonter à la conscience les sentiments que nous ne reconnaissions pas encore. Le support véritable de la musique est le temps, puisqu’elle n’est que rythme, éminemment physique (puisqu’elle s’éprouve organiquement) et pourtant invisible. Elle exprime la finitude et pourtant l’infinitude. Elle nous accompagne au quotidien (et nous la suivons en sifflotant) tout en suggérant l’éternité.



Sun Rings porte cette conjonction à sa plus haute intensité, alors que nous sommes aujourd’hui saisis par l’anxiété de la fragilité de notre condition terrestre. Saisis par l’effroi, nous en restons immobiles, en souffrance face au désastre, entre attente et divertissement (c’est le sujet par exemple de Don’t look up). C’est qu’on ne peut proposer la simple survie aux hommes pour les faire changer. C’est la limite de la collapsologie. On ne peut faire admettre des restrictions, le tri sélectif, la décroissance, si elles ne se justifient pas en vue d’un horizon plus grand, en vue d’un autre type de croissance. Aucun enfant n’accepterait de souffrir sans promesse de jouissance supérieure. C’est le rôle de l’art de nous faire sentir positivement ce que nous pourrions gagner en changeant nos habitudes. Sun Rings nous fait sentir positivement notre condition planétaire, au-delà de l’angoisse de l’effondrement.



En effet Sun Rings est beau et grand, mais surtout cette œuvre est bien plus que sublime. J'entends le sublime au sens de Kant et Burke ; c'est-à-dire la beauté que nous, humains trop humains, tirons des choses du monde qui nous dépassent et nous menacent dans notre condition humaine finie. L'espace infini dans lequel nous résidons en est probablement le plus digne exemple. Et enrober de rythme musical cet univers menaçant qui nous entoure semble lui donner un air de beauté sublime. Seulement, nous ne pouvons lutter contre le sublime, puisqu'il nous dépasse en tout point par nature. Il y a dedans de cela quelque chose du tragique. Et je ne crois pas que ce soit l'intention de Sun Rings, d'être tragique. Sun Rings est beau, mais pas effrayant. On y entend les échos du profond vide cosmique tout comme le rythme des violons que nous connaissons habituellement, ainsi que la douceur apaisante des voies humaines (dans le noir profond c'est ce qui nous est le plus familier qui nous rassure et nous apaise), et tout cela se mélange dans une harmonique tambouille. L'homme, en faisant de la musique en colab feat. l'espace, se mélange à celui-ci, et se met à son niveau, se réconcilie avec le néant. Fondamentalement je serais tenté de dire que cet album nous dit simplement que dans le profond et désespérant vide de l'espace, il y a assez de place pour y mettre un peu de musique. Et Sardou (on à les refs qu'on à) nous l'a dit il y a longtemps déjà : l'espace c'est plus marrant, c'est moins désespérant en chantant. (champ/musique, sémantique toi-même tu sais)



Alors, certes Riley, qui a écrit le dernier mouvement juste après le 11 septembre 2001, cherche aussi à faire éprouver l’absurdité humaine autodestructrice, mais avec l’espérance (qu’expriment les voix du chœur qui prient entre les vibrations des violons et les résonances cosmiques) que de deux absurdités (celle d’une terre épuisée et perdue dans l’espace, et celle de l’univers infini) surgisse un nouvel horizon. Sun Rings est ainsi un objet décalé, mais qui reflète singulièrement notre époque.





NB :


- Je n'ai majoritairement fait qu'une analyse de portée, car je crois que le contenu doit être vécu comme une expérience plutôt qu'à la lecture d'une description analytique. De plus, le contexte étendu de l'œuvre (postmodernisme, engagement politique concret, inspiration divine, etc.) doit venir après l'expérience, pour ainsi ne pas lui marcher sur les pieds...


- À propos du titre quelque peu hermétique (le soleil n'a pas d'anneaux...), Riley dit avoir été inspiré par les œuvres de Adolf Wölfli. Celles-ci, loin d'être dépourvues de symbolisme (elles s'apparentent beaucoup à des Tankas tibétains), je préfère laisser la voie totalement libre à l'interprétation !




8/10

Dendenax
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le 21 mars 2024

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