L'opéra de Debussy fut joué pour la première fois le 28 avril 1902. Comme devant toute chose nouvelle et inhabituelle, beaucoup se récrièrent …

Rares furent les critiques à émettre alors un avis favorable. Parmi eux, Gustave Bret écrivit :

"Cette musique vous gagne, vous pénètre par la force d'un art que j'admire plus que je ne le comprends. C'est d'un bout à l'autre, une déclamation très sobre, mais dont on ne perd pas un mot ; un orchestre, d'une discrétion infinie d'où s'élève les sonorités les plus exquises et les plus étranges" (extrait pris dans le livret accompagnant le CD).

C'est un opéra étrange. Envoûtant.

L'histoire, qui n'est pas sans rappeler le triangle amoureux de Tristan et Yseut, est, ici, pleine de mystères ou de symboles. Les sentiments et les états d'âme ne sont exprimés que de façon très elliptique et poétique. Le spectateur ne fait que deviner à travers les dialogues ce qui se passe. J'ai lu que cet opéra est considéré comme mièvre, ce que je ne ressens pas. Il est au contraire très lyrique au sens où les sentiments s'expriment de façon poétique à travers des images ou des symboles. J'irai même jusqu'à dire qu'une violence implicite baigne cet opéra même si la tonalité générale semble plutôt apaisée. Les dialogues n'expriment que rarement fortement les sentiments ; les mots employés sont souvent anodins et se rapprochent de situations banales voire triviales et procèdent par image. En fait, ces mots expriment poétiquement ou symboliquement des situations dramatiques et sans issue.

Par exemple, ce geste étrange de Mélisande qui "perd" un bijou que lui avait offert son mari, Golaud, à l'occasion de leur mariage en le laissant tomber dans une fontaine au fond insondable. Un symbole de l'échec de ce mariage subi ou imposé. Lors de la première rencontre entre Golaud et Mélisande au bord d'une rivière, elle venait justement de perdre une couronne dans l'eau rattachant le personnage à un passé trouble, lointain qu'elle semble avoir fui. Les non-dits, les mensonges qu'elle ne peut s'empêcher de proférer à Golaud symbolisent le désarroi de Mélisande.

Certaines scènes sont intenses comme la scène 4 de l'acte 3 où Golaud force son fils Yniold à espionner Mélisande, provoquant l'incompréhension et l'inquiétude entre un père jaloux et un fils innocent et naïf.

L'action se situe dans un étrange royaume imaginaire d'Allemonde qui est souvent frappé par la famine. C'est un pays de forêts sombres et froides au bord d'une mer où règne un très vieux roi malade Arkel dans un château triste qu'on devine ne pas être très accueillant. L'héritier, le petit-fils d'Arkel, Golaud, est lui-même vieux.

"Oh, vous avez déjà les cheveux gris"

Face à ces personnages graves et sérieux, deux jeunes gens Mélisande et Pelléas, demi-frère plus jeune de Golaud, se rapprochent comme mus par une sorte d'instinct de survie irrésistible que Golaud ne saura pas empêcher. La jeunesse qui éprouve le besoin de s'amuser ou de rire (la scène de la fontaine aux aveugles, la scène de la chevelure) s'oppose au sérieux de Golaud, incapable de satisfaire Mélisande. Le Destin va peu à peu transformer cette camaraderie, "ces enfantillages" en un véritable amour.

L'importance symbolique de l'eau omniprésente dans cet opéra est très bien traduite par la musique.

Les contrebasses, violoncelles ou bassons pour l'eau profonde, sombre, pleine de dangers, la mer ;

"Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb"

Les harpes et violons pour l'eau pure, ruisselante, bienfaisante ou même les larmes.

"On dirait qu'il a plu sur mon cœur"

De la même façon, d'ailleurs, un peu comme chez Wagner, les différents personnages vont apparaître accompagnés par un leitmotiv.

La musique ne s'interrompt pratiquement jamais et les scènes chantées sont précédées ou suivies par de longs intermèdes musicaux. Cela apporte une grande fluidité à l'opéra. Les transitions sont remarquables dans le sens où la musique fait passer naturellement d'une scène à l'autre. On pourrait donner beaucoup d'exemples de transitions mais celle qui me semble très significative c'est, à l'acte 4, le passage de la violente scène 2 où Golaud exaspéré traine Mélisande par les cheveux à la scène 4 qui est la scène où Pelléas et Mélisande s'avouent enfin leur amour. Entre les deux, la scène 3 beaucoup plus bucolique où le petit Yniold joue avec une balle et contemple des moutons qui paissent.

Lorsque Mélisande chante, l'orchestre s'estompe ou l'accompagne avec une harpe douce, aérienne, liquide … Frederica Von Stade est ici une Mélisande mystérieuse et émouvante. Sa voix dans la scène "des longs cheveux" sur la tour dans laquelle Pelléas s'enroule est un vrai délice presque a cappella.

Le rôle de Golaud est tenu par un sombre bariton José Van Dam et celui du roi Arkel par la profonde voix basse de Ruggero Raimondi.

Opéra fascinant, envoutant, que j'écoute régulièrement et dont je ne me lasse pas.


JeanG55
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le 19 janv. 2023

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