Dès les premières notes du merveilleux "Who Will Follow Angelinia?", on a du mal à en croire nos oreilles : quelqu’un reprend-il enfin avec crédibilité le flambeau de la splendeur et de l’émotion de Leonard Cohen ? Au chant, Adam Glover, jeune chanteur passé pour le moment – mais pas pour longtemps, c’est une certitude – au-dessous de nos radars, évoque de manière bouleversante les premiers albums de Richard Hawley. Le texte mis en musique, date d’un demi-siècle, est dû à Henry J. Darger, Jr., écrivain de science-fiction et artiste inclassable mais pourtant étiqueté « Art Brut », et célèbre la résilience des enfants face à la violence adulte : il fait parfaitement écho à l’actuelle combat pour que l’horreur de l’inceste soit dénoncée. "Who Will Follow Angelinia?" nous laisse émerveillés, stupéfaits même.


Et ce n’est pas le sublime "Hark Hark, My Friend, Cannon Thunders Are Swelling", au romantisme enivrant, avec un Glover en pleine maîtrise de son chant, avec le renfort de cordes voluptueuses et de chœurs féminins, qui va nous faire redescendre de notre petit nuage : oui, Richard Hawley a bien du souci à se faire ! "Onward in Fight", chanson guerrière portée par des échos « morriconiens » et dont la surface est légèrement troublée par de l’électronique, est juste un peu trop emphatique pour son bien, mais il y a fort à parier qu’elle deviendra la chanson préférée dans cet album de beaucoup d’entre nous. "Bring Them In" est d’une évidence si forte qu’elle pourrait constituer le « tube » de "Outsiders" si une telle chose pouvait exister : il poursuit sur la lancée martiale de "Onward in the Fight", mais avec plus de sensibilité et de légèreté. L’intervention à mi-parcours de cuivres élève la chanson vers un final sublime.


Oui, "Outsider" est un OVNI, qui semble surgi de nulle part, un album réalisé de manière collaborative par des artistes qui n’ont pas tous acquis encore un statut telle qu’on pouvait attendre une telle merveille de de leur part : aux commandes et aux compositions, le duo Philippe Cohen Solal (de Gotan Project) et Mike Lindsay (de Tunng), qui se surpassent ici, tandis que les arrangements somptueux de cordes et de cuivres ont été confiés à Hannah Peel. La genèse de Outsider date pourtant de presque vingt ans, et de l’énorme coup de cœur de Cohen Solal pour l’œuvre de Henry Darger, un jour de 2003 à l’American Folk Art Museum de New York : ayant découvert que Darger avait aussi écrit des chansons, dont on ne connaissait plus que les textes, Cohen Solal imagine de remettre ceux-ci en musique et appelle Lindsay à la rescousse, pour nous livrer aujourd’hui cette chose merveilleuse qu’est "Outsider". Les textes des chansons se rapportent directement à l’œuvre maîtresse de Darger, "The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion", récit guerrier et violent de milliers de pages illustré de centaines de dessins et de peintures, et constituent donc une sorte de patchwork narratif pour ce que l’on est en droit de considérer finalement comme un… « concept album » !


"Can a Boy Forget His Mother", avec ses vocaux féminins contrebalançant la mélancolie du chant d’Adam Glover, puis l’instrumental "851 Webster Avenue" nous offrent une pause plus introspective, bienvenue après les sommets émotionnels qui ont précédé. "We Sigh for the Child Slaves" repart au combat contre les horreurs du monde, sur un lit de cuivres moelleux adoucissant cet appel implacable à la révolte s’épanouissant finalement dans une sorte de sérénité inattendue : la certitude de la victoire ?


"Blessed Assurance" exprime mieux encore que toutes les chansons précédentes le crédo de Darger, mais sa légèreté pop « baroque » et son efficacité mélodique séduiront sans aucun doute les fans de The Divine Comedy. "We’ll Never Say Goodbye" est une étonnante rupture pop-folk acoustique, une sorte de comptine ensoleillée et presqu’enfantine, sur laquelle s’invitent sans pudeur un piano bastringue, des cuivres ronds et des sifflements joyeux. Malgré ses « goodbye, goodbye ! » emphatiques, Outsider se termine par un "Scattering the Fierce Foeman" qui choisit de retrouver la tension guerrière très « cinématographique » de la première partie de l’album.


Situé au centre de tout un ensemble artistique d’évènements en ligne autour de Darger, "Outsider" peut néanmoins s’apprécier comme un « simple » album de rock, sans aucune prétention, à part de celle de nous emporter très loin de notre quotidien en enflammant notre imagination. Il serait dommage que quiconque aime… disons Scott Walker, Nick Cave ou Tindersticks, passe à côté de cet album.


Vous aurez été prévenus !


[Critique écrite en 2021]
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EricDebarnot
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le 8 févr. 2021

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Eric BBYoda

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