Lucio Bukowski et Nestor Kéa ont déjà travaillé ensemble sur Saletés Poétiques (2007-2012) et leur collaboration avait livré quelques pépites ("Je voyage", notamment), où la subtilité de la production instrumentale laissait aux textes de Lucio tout le terreau nécessaire pour éclore. Les Lyonnais reviennent avec 10 nouvelles pistes.


Lucio adore décrire ce qu'il perçoit aujourd'hui des modalités de notre société en y confrontant ses propres craintes et interrogations. Il évoque souvent son enfance dans ses textes, ses rêves de gosses et puis parallèlement ses angoisses et ses incertitudes de trentenaire :
"A 8 ans j'imaginais l'avenir/22 plus tard, j'écris l'angoisse de n'pas pourvoir y parvenir"- Satori.
Côté instru, sur ce morceau Nestor Kéa est allé sampler le morceau Dogs des Pink Floyd. Un hasard que d'aller piocher dans l'album Animals, critique virulente des conditions socio-politiques au Royaume-Uni ? Un hommage plutôt confie Nestor Kéa. De la même manière, Satori dresse le portrait alarmant d'une société de la surconsommation et de l'émiettement de la culture.
Pour le reste de l'album, les instrus sont entièrement composées et jouées par Nestor Kéa.


Le titre L'art raffiné de l'ecchymose, éponyme de l'opus, offre une certaine mélancolie grâce notamment à la guitare acoustique et au violon de Nestor Kéa.
Après une longue introduction instrumentale, Lucio annonce "J'ai trié mes rêves, étiré mes vers/Respiré l'éther, resquillé les pertes et maquillé les cernes". Marquées par une assonance en "r", ces vers sont une déjà une prouesse technique et une jolie performance lyrique, et préviennent de la qualité du morceau.
Le rendu est puissant. Lucio y évoque entre autres Alain Bashung (une nouvelle fois) ou encore le réalisateur français Jean-Pierre Melville. Bien qu'il cite Le cercle Rouge comme l'un de ces films préférés, l'homme solitaire auquel Lucio s'identifie pourrait être le personnage glacial joué par Alain Delon dans Le Samouraï.
"De la noirceur je ne suis pas l'élève/Mais le fruit étrange et inspiré que l'art élève". L'art raffiné de l'ecchymose est le chant d'un type un peu perdu dans l'immensité d'un monde aux reflets insipides. Un type qui a peur de se noyer dans l'océan de la vie, tiré du vide par une plume.
"J'gratte un texte de plus dès que le spleen s'immisce"-Sisyphe
"Ces mots couchés sur du papier me tirent du vide"-L'art raffiné de l'ecchymose
Une plume sublime, subtile et poétique.
Captivant. A écouter en boucle.


Autre gare même train reprend une métaphore sur laquelle avait déjà roulé Grand Corps Malade sur Les voyages en train. Le titre est marqué par les hésitations que chacun traverse en empruntant le chemin de la vie et Lucio semble s'insurger de la fragilité de certains rails et de l'importance de certains aiguillages. Le titre est cependant porteur d'optimisme.


L'album est étoffé de quatre featuring, parmi lesquels on compte bien sûr Anton Serra. Je trouve personnellement le titre avec Veence Hanao un peu en dessous, en raison du refrain chanté avec lequel je n'accroche pas. Le thème de la paternité de Chaque dimanche est en revanche admirablement traité et l'on retrouve par ailleurs toujours les mêmes craintes et la même angoisse des années qui passent : "A six ans, j'me doutais pas qu'j'en aurai trente".
On (re)découvre sur la piste Mon ardoise la capacité de Lucio à évoquer les grands axes du monde dans lequel nous vivons, l'évangélisation coloniale par exemple, et puis à replonger les yeux dans sa seule compagne du soir, mousseuse, nommé Duvel hier, Stella Artois aujourd'hui.


Ajoutons une mention toute particulière au titre instrumental Jour de pluie qui se place en étendard d'un album saisissant. Saluons ici la qualité remarquable des instrus et adressons un véritable coup de chapeau à Nestor Kéa. La plume de Lucio est mélancolique et la qualité des titres est exceptionnelle lorsqu’elle rencontre l'univers complice du beatmaker, pour un album aux équinoxes. L'ensemble est un univers tout à fait voluptueux, dans lequel il est agréable de pénétrer en multipliant les écoutes. Un accès facilité par des possibles identifications dans le texte et par une musique captivante, (et ce malgré un album à l'intitulé farfelu me direz-vous).
Lucio Bukowski truffe toujours autant ses textes de références, parfois subtiles, parfois évidentes mais toujours au service d'une illustration plus nette (ou d'éveiller notre curiosité). Des hommages que l'on retrouve jusque dans le choix des samples.


L'art raffiné de l’ecchymose est un tableau de notre société, dans laquelle il est parfois compliqué de se projeter. Lucio la décrit en déconstruction et pointe ses dérives et sa vulnérabilité en y mêlant son parcours de vie personnel.
Avec un soupçon de nostalgie, ou parfois de pessimisme (sur Quand je toucherai le fond qui laisse sans mot), Lucio déplore un monde qui s'effondre ("Pourquoi les abeilles disparaissent-elles sans traces ?"-L'art raffiné de l'ecchymose), et dévoile sa crainte de voir les écrans l'emporter sur la littérature, la télé-réalité écraser des arts plus raffinés (tiens tiens...).



Accepter le doute c'est remporter la guerre
La seule promesse de Dieu c'est le retour en Terre


Bidoudoume
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le 25 févr. 2015

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Bidoudoume

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