"Qu'il est beau de vivre", ainsi s'exprimait en guise de postlude à une répétition le chef d'orchestre Ferenc Fricsay (1914-1963). Fauché par la maladie alors que les portes du monde entier s'ouvraient à lui, il s'était imposé en moins de quinze ans comme un chef hors pair, se partageant entre Berlin, Munich et Vienne. En 1947, alors qu'il est l'assistant d'Otto Klemperer au Festival de Salzbourg, il le remplace au pied levé dans "La Mort de Danton", tout nouvel opéra de Gottfried von Einem. L'année suivante, il effectue de triples débuts à Berlin : à la Städtische Oper où il auditionne un jeune baryton, Dietrich Fischer-Dieskau ; à la direction du tout nouvel orchestre de la Radio du secteur américain de la ville (RIAS) et avec l'Orchestre philharmonique de Berlin.


Dix ans plus tard, c'est précisément cet orchestre qui l'invite à diriger la Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven au concert de la Saint-Sylvestre 1957. La collaboration jusque là modeste entre le maestro hongrois et la phalange allemande va s'avérer fructueuse : la firme Deutsche Grammophon demande alors à Fricsay d'enregistrer l'oeuvre en conditions de studio au mois d'avril 1958, ce qui fut fait. Et alors... le "produit fini" est décidément un miracle. Magnifiquement captée dans l'acoustique sèche mais neutre de la Jesus-Christus-Kirche à Dahlem (quartier au sud de Berlin), cette Neuvième n'en finit pas d'étonner. Sur le disque réédité dans la série "The Originals" figure une excellente mise en bouche avec une ouverture d'Egmont revendicative et puissamment défendue par le maître hongrois de quarante-trois ans.


Mais revenons à la Neuvième : Fricsay s'inscrit dans la tradition de son aîné, Wilhelm Furtwängler (ce dernier est décédé quatre ans auparavant) mais insuffle une modernité et un dynamisme que Karajan atteindra avec le même orchestre au bout de plusieurs tentatives. Plutôt que de tabler sur un discours trop revendicatif, Fricsay déleste un peu de cette violence primitive qui hante les deux premiers mouvements en arrondissant à peine les angles. Le discours ne faiblit jamais en somme. Point d'orgue de l'émotion avant le marathon final : le troisième mouvement d'une sensibilité rare.


D'emblée, Dietrich Fischer-Dieskau s'impose par son entrée tonitruante mais hautement opératique dans le récitatif du final. Rejoint par trois chanteurs d'exception (la soprano allemande Irmgard Seefried, la contralto canadienne Maureen Forrester et le ténor suisse Ernst Haefliger) et le magnifique choeur de la cathédrale St. Hedwig, toutes ces forces sont conjuguées en un magnifique univers, soudées autour de Fricsay, artisan complet.


Cet enregistrement est un véritable pont entre la tradition sonore de Furtwängler et la modernité de Karajan, et comme le disait Werner Thärichen, timbalier solo du Philharmonique à cette époque, "Karajan voulait notre orchestre, parce que cet orchestre portait le son de Furtwängler en lui". Mais Fricsay, à l'inverse de Karajan, n'a jamais voulu gommer l'influence indélébile de son prédécesseur. Peut-être voulait-il se dissimuler derrière le compositeur, afin de laisser la musique parler d'elle-même ? Sans doute, mais toujours est-il que sa conception limpide du répertoire surprend encore aujourd'hui comme une évidence, longuement réfléchie. Fort heureusement, le disque a avantagé Fricsay et les nombreuses rééditions de ces dernières décennies ne manquent pas de nous prouver qu'il figure sans nul doute parmi les plus grands. Une carrière éphémère injustement méconnue mais aujourd'hui ressuscitée.

KenUbukata
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le 13 janv. 2018

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Ciné Vore

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