Fated
6.8
Fated

Album de Nosaj Thing (2015)

Nosaj Thing est toujours resté plus ou moins en marge du dynamisme de la scène électronique. Il a fait quelques prods pour des rappeurs ricains, notamment Kendrick ou Chance the Rapper, présent sur l'album comme seul featuring. Du reste, il compose et expérimente seul.
N'ayant plus rien à prouver après l'immense Home, j'ai parfois lu que Fated était, non pas une déception, mais un album moyen, sympathique, se laissant simplement écouter. Or, il me semble que cet album mérite clairement sa place dans le panthéon de l'électronica expérimental, aux côtés par exemple d'un Crooks & Lovers de Mount Kimbie dont il semble puiser un peu d'inspiration (les petites voix de samples pitchés, les cassures violentes mêlées à des mélodies assez douces).
Alors certes, les pistes sont très courtes, et en résulte une certaine frustration. Mais l'album reste néanmoins très cohérent, il ne s'agit finalement pas d'une simple suite d'expériences collées entre elles.


L'album s'ouvre sur Sci et Jason Chung nous annonce que cette fois-ci il déconne pas, il hésitera pas à être brutal, à taper comme Andy Stott là où ça fait mal à coup de râles électroniques puissants, face à des toutes petites voix reléguées à l'instrumental. Alors que le morceau prend racine dans un monde flou, comme vu à travers le regard d'un comateux qu'on brancherait de toute part. En 2:22 min, tout est déjà affirmé : l'album va être balancement entre froideur psychique et léthargie. Une impression de vide, de dualisme résulte de l'écart entre la basse sub (onde sinusoïdale très grave et simple) et les fréquences aiguës qu'occupent notamment les voix.
La puissante Don't mind me suit le mouvement et c'est ici que l'impression de retrouver les voix de Crooks & Lovers s'impose. Le morceau propose toujours une omniprésence des percus, on se fait aux mélodies cassées, aux voix arrachées, et déjà après un petit passage aqueux, un nouveau son parasite vient s'ajouter.
Puis naît une certaine sensibilité essentielle à l'album : l'impression d'avoir à faire à des compositions électroniques qui tapent est rapidement contrastée par la lenteur qui se dégage de l'ensemble. Comme si le résultat avait été obtenu en ralentissant drastiquement les pistes pour obtenir la mélancolie d'un Realize ou la langueur d'un Varius, pourtant toutes deux très courtes, témoignages de réveils furtifs de l'alité.
Cold Stares, seul morceau chanté, formule finalement cette alchimie entre la puissance d'un mal-être viscéral et cette léthargie latente : on y prend conscience de la profonde tristesse de l'homme transi et drogué devenu fou, malade, qui se bat contre ses démons depuis son lit d'hôpital imaginaire. On y prend aussi conscience du dualisme patent, présent musicalement mais aussi explicitement dans cet entre-deux situé quelque part entre Sméagol et Gollum, entre le ton grave du solennel et le silence de la mort. La brutalité des conclusions de chacun des morceaux, des transitions, correspond alors à cet état d'esprit.
Cette ambiance intériorisée, parfois emo-dépressive, parfois teintée d'espoir, continue ainsi à se développer sur la très classique Watch, sur UV3 mettant en valeur la richesse des jeux vocaux sans prendre le temps de s'étendre et sur la magnifique Let You mêlant toujours voix pétées et claviers chialants à souhait.


Puis intervient Moon, quasiment surréaliste, qui nous transporte dans un autre monde toujours autant intériorisé et semble baliser la victoire de la mélancolie sur le reste : nous sommes passés de l'autre côté. En témoignent les titres des pistes suivants, toujours plus pessimistes. Notamment Erase qui ouvre un univers plus diffus, plus proche de l'IDM flottant. Bien que toujours légèrement maintenu en vie par le moniteur électrique et autres machines qui nous agressaient alors, elles semblent désormais lointaines et laissent place à une perte totale de consistance, ne reste que l'abandon de soi.
D'ailleurs, même Medic ne suffit plus à ramener le patient à la vie en développant une fresque électronique extrêmement sombre ponctuée de sons violents, comme un paroxysme du désespoir qui se déconstruit lui-même à la fin, comme les ultimes décharges inutiles d'un simple défibrillateur. Et cette mélancolie massive se prolonge sur A et Phase IV où la puissance électronique de la première partie de l'album se noie définitivement dans des vapeurs ambiantes, cimetières des espoirs passés.
L'apathie s'arrête à 2K. Qu'entend-on alors ? Une inspiration, une expiration. Un éveil extrêmement difficile qu'accompagnent des beats 2step qui s'enrayeront à la fin du morceau, à la manière d'un encéphalogramme glitché. Alors, les démons sont vaincus ou s'agit-il du dernier sursaut avant le sommeil infini ? Questions auxquelles P8 ne répondra pas. Piste douce et hermétique, ni plongée dans le chagrin, ni baignée dans la certitude, encore composée de quelques vestiges de sons organiques presque gutturaux.


L'homogénéité de l'album est mise au service d'une approche sensible de la musique, d'une approche empirique pour laquelle une combinaison d'instruments est porteuse d'un sens, plus ou moins hermétique. L'album déploie ainsi, entre ruptures et continuités, sa puissance émotive et sa profonde mélancolie. Et ben, moi j'trouve que ça marche grave. Cet album, c'est un peu Hospice des Antlers transposé à l'électro expérimental. Entre expérience personnelle et témoignage universel.

Aitwale
8
Écrit par

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le 5 mars 2016

Critique lue 219 fois

3 j'aime

Aitwale

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