Impossible de mieux qualifier l’œuvre qu’est The Black Codex autrement qu’en ces termes : une véritable odyssée musicale. Un projet que l’on doit au talentueux Christiaan Bruin, jeune multi-instrumentiste néerlandais encore assez méconnu par chez nous, mais ça pourrait bien changer tant l’ambition de ses projets parait démesurée. En effet, The Black Codex voit le jour au début de l’année 2014, et il s’agit à l’origine d’une série musicale dont les abonnés au site de Chris reçoivent un épisode chaque semaine. L’aventure se termine à la fin de la même année, au terme des 52 semaines qui auront donnée autant d’épisodes d’une même histoire, désormais disponible sous la forme de quatre double-albums équivalent à plus de six heures de musique !


Bien, vous mesurez maintenant l’étendue du projet, il est temps de rentrer dans les détails, pas vrai ?


En raison de sa diversité, il est assez difficile de classer The Black Codex dans un genre particulier, on pourrait l’assimiler à du prog’ rock symphonique. On y entend une certaine complexité d’arrangements propre à la musique progressive à base d’instruments traditionnels auxquels viennent s’ajouter flûtes, clarinettes, violons, trompettes donnant le côté symphonique. De nombreuses influences se mêlent à l’ensemble dont la plus évidente est sans doute celle de Danny Elfman à qui l’on doit l’univers musical de Tim Burton. Les sonorités sont claires, cristallines, et participent à l’élaboration d’une ambiance fortement onirique teintée de mélancolie, oscillant entre passages enthousiasmants et épiques, et d’autres plus sombres et dissonants. Et à cette multitude de mélodies vient s’ajouter la voix apaisante de Chris qui, sans figurer parmi les plus exceptionnelles, reste très agréable, notamment grâce à sa maîtrise des harmonies vocales. L’alchimie fonctionne plutôt bien, conférant un style assez personnel au travail du compositeur et donnant vie à son univers fantastique rafraichissant.


Oui, car The Black Codex, c’est aussi un univers, ou plus précisément un gigantesque concept s’étendant sur quatre double-albums. Au fil des 52 épisodes, on y suit donc deux histoires entremêlées : celle, tragique, des frères Acario et Aemilio et celle, plus mystérieuse, d’Ezio et de Lev. Dans la première, comme l’explique l’auteur lui-même, il est question de la création du monde et de la vie, tout en poésie, à la manière des anciens mythes, alors que la seconde, plus conventionnelle mais non moins prenante, nous raconte comment Ezio rencontre Lev, un homme bien étrange qui semble tout comprendre des rouages de son monde et qui recherche le fameux Black Codex. À l’image de la musique, l’histoire qu’on nous raconte est emprunte de poésie, participant à la cohérence de l’ensemble.


Est-il donc bien utile de préciser qu’une fois de plus le fond est indissociable de la forme ? Que, comme c’est toujours le cas avec ce type de projet, on ne saurait profiter totalement de l’œuvre en délaissant l’histoire qu’elle raconte ? The Black Codex ne s’écoute pas d’une oreille distraite, il faut s’y plonger corps et âme pour en saisir l’essence et l’ampleur de la tâche accomplie. J’en veux pour preuve la manière dont les paroles et les mélodies se répondent ou les thèmes récurrents qui nous accompagneront tout au long de ce voyage. En ce sens, The Black Codex est une œuvre complexe qui ne conviendra pas à tout le monde, mais prenez le temps de vous approprier cet immense univers et vous y trouverez largement votre compte.


L’essentiel est dit désormais, mais une critique si courte ne saurait rendre hommage à la longueur du projet. D’ailleurs, vous avez peut être remarqué les différentes notes que j’ai attribuées aux quatre double-albums (9, 8, 6, 8), et c’est la raison pour laquelle une critique plus détaillée s’impose. Pour autant, écrire une critique par album ne m’apparait pas vraiment judicieux (comme les notes que je n’ai données qu’à titre indicatif) dans la mesure où l’ensemble forme un tout véritablement continu et que le découpage par album répond à un besoin matériel et non à une logique scénaristique. Voilà pourquoi j’ai découpé la suite en trois parties qui m’apparaissent plus cohérentes et dont les épisodes se chevauchent sur les différents albums.



Épisodes 1 à 20 : Le plaisir de la découverte



La première partie est, sans surprise, celle de la découverte de l’œuvre, de la découverte de la musique, des thèmes, des personnages et de l’histoire, et autant dire d’emblée que c’est la plus réussie. Après de nombreuses écoutes de l’ensemble, c’est à ces premiers épisodes, et plus précisément au premier double-album, que l’on revient avec le plus grand plaisir.


La plupart des morceaux véritablement marquants de l’œuvre font à mon sens parti de ce début d’aventure. Après un morceau introductif instrumental qui nous présente la direction globale que prendra l’œuvre, sa composante symphonique prédominante qui évoquera à certains des musiques de bandes originales de films, on enchaine sur des pistes dont l’onirisme ambiant nous envoute littéralement. Le début de The Black Codex nous arrache à notre monde pour nous plonger dans son univers mélancolique, nous envoyant de véritables bouffées d’air en plein visage, à l’image de l’introduction de Overture Pt. II ou des deux dernières minutes de A Dot On The Horizon.


On passe de morceaux exaltants à d’autres à l’atmosphère pesante dans cette introduction essentiellement acoustique. Mais malgré le choix d’une instrumentation acoustique, quelques pistes parviennent à s’énerver un peu, la plus intéressante à ce niveau étant sans aucun doute la suite que forment House Behind The Hedge / Trapped In Time.


De prime abord, les choix instrumentaux donnent une illusion de répétition qui pourra rebuter, mais c’est au fil des réécoutes successives qu’on finit par percevoir les nuances et variations des différents morceaux. En vérité, le seul défaut de cette partie introductive provient à mon sens de sa fin en demi-teinte à partir de l’épisode 14. On y trouve certes de bonnes choses, des thèmes réutilisés de manières très efficaces comme dans The Judgement Of The King qui introduit par ce biais un nouveau personnage, mais d’autres peinent cependant à convaincre, et quelques pistes sont nettement moins inspirées à l’image de In The Sewers. Finalement, cette légère baisse de régime n’est pas complètement anodine puisqu’elle est révélatrice de la suite de l’œuvre, de ce second tiers qui m’apparait en deçà d’un début qui demeurait un sans faute jusque-là, ce qui m’amène à ma deuxième partie…



Épisodes 21 à 37 : Le ventre mou



Pourquoi débuter ma seconde section à l’épisode 21 après avoir pris autant de précautions à préciser que The Black Codex s’écoutait comme un tout ? Évidemment, ce découpage est arbitraire, et correspond à une césure que je perçois tant dans l’histoire que dans la musique, et en ce sens, le choix du titre de l’épisode 21, New Beginnings, n’est à mon avis pas complètement anodin.


Une césure pas forcément bienvenue si vous avez bien lu le titre de cette partie. Si l’œuvre globale que constitue TBC force le respect, son principal défaut réside dans ce second tiers pour lequel on ressent une légère perte d’intérêt. C’est moins percutant, moins prenant. Au niveau de l’histoire, la césure est assez nette, on passe d’un récit bien mystérieux dont les personnages étranges nous posaient question à un enchainement assez banal de péripéties par forcément marquantes ou intéressantes. J’ai un peu le sentiment que cette baisse de régime est due à une volonté d’étirer le récit pour tenir les 52 épisodes et qu’il a donc fallu broder des événements pour compléter.


Côté musique, cette nouvelle partie est l’occasion de créer du changement en quittant un moment le registre acoustique pour introduire une guitare électrique bienvenue donnant ainsi quelques morceaux franchement réussis comme en témoignent la suite d’épisodes 21, 22 et 23, soient New Beginnings, Feast of Spring et Demons in Disguise. Mais par la suite, TBC glisse dans un style vraiment particulier et pas forcément pertinent. Il est assez difficile d’établir une frontière précise entre le prog’ et l’expérimental, mais à partir de l’épisode 27, on peut légitimement dire que Christiann Bruin passe de l’un à l’autre, ce qui dessert l’œuvre. Des pistes comme Is There Anyone Here?, Silhouette in the Window ou Immersion en sont des exemples criants dont les sonorités dissonantes et les rythmes épileptiques nuisent à la cohésion du tout.


Cette partie expérimentale moins convaincante (qui correspond plus ou moins au troisième double-album) vient s’ajouter à une histoire qui perd de l’intérêt et TBC s’enlise dans une monotonie dont il ne parvient pas à se dépêtrer. Une erreur qu’on ne peut s’empêcher de regretter car, malgré les quelques morceaux réussis qui parsèment l’ensemble, on finira par écouter cette partie d’une oreille assez lointaine sans qu’elle nous touche plus que ça. Dommage.



Épisodes 38 à 52 : Conclusion épique et réminiscences



On en arrive à la troisième et dernière partie figurée par le quatrième double-album auquel j’inclus les épisodes 38 et 39 qui, bien qu’un peu à part, sont de bons morceaux qui opèrent une sorte de transformation, quittant chacun l’expérimental pour aboutir à un final augurant la tempête à venir. On retrouve d’ailleurs avec …And the Day Will Come une mélodicité qui commençait à sérieusement nous manquer, et ça fait plaisir.


Avec le quatrième album arrive ainsi le dénouement de l’histoire pour laquelle on éprouve donc un regain d’intérêt. Comme en écho à cette énergie retrouvée, Christiaan Bruin semble reprendre les rennes de son projet et nous sert un épisode 40, In the Dead of Night, vraiment superbe : le morceau métal qu’on attendait depuis le début ! Si ce côté métal reste un peu en retrait par la suite (quel dommage !), on demeure par la suite dans des sonorités plus sombres dont les basses deviennent prépondérantes et on profite du chant guttural jusqu’à l’épisode 46 qui signe la conclusion de l’histoire. Une conclusion dont les influences sont plus variées que jamais, puisqu’on y reconnait le travail de nombreux compositeurs de bandes originales, par ici un peu Howard Shore, par là un soupçon de Hans Zimmer, ou encore des compos à la John Williams dans Face to Face et To the Other Side.


Viennent alors les épisodes 47 à 52 qui s’écoutent comme une rétrospective du projet en le clôturant de la plus belle manière. J’aime beaucoup cette dernière partie à la fois enthousiasmante et mélancolique qui renoue avec le début symphonique de l’aventure, tout en y ajoutant les instrumentations qui se sont greffées tout au long des six heures d’écoute qui ont précédé, en particulier ces solos de guitare électrique aériens. L’occasion de se souvenir des différents thèmes importants de TBC à travers de longs morceaux enivrants, les deux derniers faisant respectivement plus de 13 et 17 minutes. Une fin pas parfaite pour autant puisque quelques morceaux de l’acte final se ressemblent pas mal, voire sont parfois assez peu inspirés, comme So it Ends (Blue Planet Among the Stars) qui est franchement longuet malgré les harmonies vocales intéressantes. Mais pas de crainte à avoir car la conclusion reste rondement bien menée dans son ensemble.



Conclusion



The Black Codex est un concept long et fichtrement ambitieux que je conseillerais à tous les amateurs de prog’ rock symphonique. Alors oui, comme tout bon concept qui se respecte, c’est complexe et exigeant, c’est une musique d’ambiance dont on ne peut réellement profiter qu’au calme, en y focalisant son attention. Mais le jeu en vaut la chandelle.


Hélas, l’œuvre reste imparfaite et semble condamnée à trainer comme un boulet cette partie centrale qui peine à convaincre, son seul véritable défaut. Six heures de musiques, c’était un sacré défi, mais on se dit finalement que quatre ou cinq auraient peut être suffi. Saluons néanmoins l’initiative de Christiaan Bruin qui aura lancé ce projet fou dans lequel il s’est plongé corps et âme pour fournir un contenu hebdomadaire de qualité à ses abonnés, et ce pendant une année.


Prenez donc le temps de vous plonger dans cette odyssée musicale qui saura, je pense, vous happer par son ambiance et vous transporter dans son univers atypique. La musique de Chris à ceci de particulier qu’elle est très évocatrice, parvenant ainsi à donner vie à l’histoire qui nous est racontée, et avec toutes les influences qui sont brassées dans ce projet, je ne doute pas que vous y trouverez votre compte à un moment donné.

Gilraen
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le 13 août 2015

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