Lettre ouverte à monsieur mon grand-père musical, Edgard Victor Achille Charles Varèse.

Cher Edgard, cher monsieur Varèse,


Cela fait bien 10 ans que j'attendais notre rendez-vous, cette deuxième rencontre que j'aurai longtemps repoussée pour mieux la fantasmer. Mais si, rappelle toi, nous nous étions déjà entrevu à une époque où c'était à peine si un fin duvet osait s'installer sous mon petit nez. Un temps où je découvrais tout juste le monde pléthorique d'un de tes plus grands fans : Frank Zappa. Tu te souviens peut-être de lui, il t'avait appelé à l'âge de 16 ans pour te féliciter personnellement. T'étais son modèle tu sais ? Plus grand même que Stravinsky à ses yeux, depuis qu'il était tombé sur ta pièce pour percussions, Ionisation, il n'était plus le même. Tu savais qu'il triait ses amis sur le volet grâce à ta composition ? Il les invitait chez lui, prenait sa platine et leur passait les 5 minutes du machin, avant de leur demander leur avis pour se faire une idée de leur valeur en tant qu'êtres humains.


Faut dire, sans l'ami Frank et son admirable moustache, je n'aurais sûrement jamais capté que tu existais à l'époque - à moins que tu n'aies eu une période rock'n'roll que tu aurais caché au monde, mais permets moi d'en douter. C'est seulement parce qu'il t'estimait tant que j'ai posé les oreilles sur une version Deezer de Ionisation. Et sans blague, j'ai beaucoup aimé ! Alors ça ne m'a pas changé la vie non plus hein, je suis retourné dare dare à mes zeppelineries, mais ça m'a pas laissé indifférent. Cool de savoir que j'aurais pu être pote avec Frank Zappa si je l'avais connu à temps. Après ça pffuit que dalle, zéro contact, je ne t'ai jamais rappelé. Comme le plus vil des Dom Juan mélomanes, passant d'un artiste à l'autre sans me retourner.


Et puis j'ai grandi. Zappa, lui, même si je ne l'écoute plus trop aujourd'hui, je ne l'ai jamais vraiment abandonné, j'ai exploré une bonne partie de son étonnante et massive discographie, je n'en ai probablement pas écouté le tiers et je doute d'en venir à bout un jour, mais il a bien vécu à mes côtés. Je le considère encore à ce jour comme mon Papa musical. Est-ce que ça fait de toi mon grand-père, Edgard ? Ce raisonnement me fait apparaître sous les traits du petit-fils ingrat qui n'est jamais passé te voir, sous le prétexte qu'on habitait pas dans la même maison, toi et moi.


Heureusement la vie est bien faite, et je te redécouvre aujourd'hui sur le tard, grâce à une de tes pièces, Poème Electronique, qui a échoué sur une compilation des pères de la musique électronique. Tiens, moi qui croyais que tu préférais t'amuser avec des percussions, il semble qu'il me reste beaucoup à apprendre ! Tu vois, ça a été le déclic qui m'a poussé à me rediriger vers ton oeuvre, une musique que j'ai trop longtemps négligé tout en sachant que je finirai par y revenir. J'avais un peu peur je t'avoue, avant d'écouter cette compilation de tes principaux travaux, que mon avis ait changé d'ici là. Sur Ionisation je veux dire. Tous ces instruments incongrus qui pètent de partout, qui frappent, qui claquent, cette sirène qui retentit... je craignais que ça ne m'amuse plus aujourd'hui ces bêtises. J'appuie sur le bouton "Play" et là PAF. Tout est là où je l'ai laissé 10 ans auparavant, intact ; cette atmosphère inimitable, cette menace sourde qui semble poindre depuis une dizaine d'endroits différents du décor, ces coquins cliquetis, ces soldats de pacotille qui battent un tempo syncopé, ces éléphants ivres morts qui piétinent furieusement la scène, et la sirène, cette putain de sirène d'alarme du mercredi matin qui est la cerise sur un gâteau bigarré qui semble pencher de tous les côtés mais tient debout par magie.


Je vais te faire une confidence - et aux chiottes le suspense - j'ai tout écouté, tes 6 pièces, j'ai tout aimé, mais je crois que c'est encore Ionisation ma favorite. Peut-être un effet madeleine, peut-être mon amour aveugle pour Zappa, mais peut-être aussi grâce à la pureté de l'espace percussif ; ici plus que jamais tu as réussi à ménager un espace sonore d'une profondeur inouïe, par ta gestion minutieuse du silence, par ton savant agencement des sons... Tu disais que la musique n'était après tout que l'organisation du bruit, et tu l'auras démontré au combien brillamment.


Tu ne le démontres d'ailleurs pas qu'ici ; il y a 5 autres pièces qui retiennent notre attention, et je m'en vais te donner mon avis sur chacune d'entre elles. J'ai horreur du tracklisting systématique quand j'écris un avis, mais pour toi je veux bien m'y plier ; après tout cet objet est une compilation, et chacune de ses parties est une œuvre à part entière qu'il convient d'écouter séparée du reste.


Density 21.5 m'aura décontenancée. Moi tu vois, je ne te connaissais que pour tes percussions et tes bruits. À la rigueur pour tes blouperies électroniques. Mais voilà que je me retrouve face à une brève pièce dénuée de tam tam et de boum boum. Rien d'autre qu'une flûte qui voltige sur une trajectoire syncopée, concassée. Si j'admire ta capacité à créer tant de mystère avec une simple flûte, je t'avouerai que ce n'est pas vraiment celle qui m'agrippe le plus. Le plus gros morceau est à venir.


Si je n'avais pas cet amour déraisonnable pour Ionisation, ce serait très certainement Intégrales ma favorite. Intégrales, c'est dix minutes. Dix puissantes minutes évocatrices, variées et tellement cinématographique que je peux m'empêcher d'imaginer un scénario abstrait à partir de ses passionnantes saccades. Intégrales, c'est l'histoire du Boléro de Ravel qui a passé une bonne soirée au bistrot du coin, mais il est maintenant minuit, il doit retrouver le chemin de chez lui et il a un sacré coup dans le nez. Notre ami le Boléro s'avance, recule, titube, se cogne un peu partout... Il aura quelques bleus le lendemain, mais ça passe encore. Sauf qu'il est à présent devant un grand axe routier, qu'il s'avance en marchant aussi droit et aussi linéairement qu'un Président de la République un jour de marché : il s'avance un peu, reprend sa respiration, serre des poignées de mains invisibles, repart dans une autre direction, recommence l'opération... Le genre à faire Paris-Brest en passant par Strasbourg. Forcément, les voitures lui passent au ras du pif, le garnissent de coups de klaxons rageurs. Repérant son petit jeu, nos amis des forces de l'ordre le ramènent à quai et l'interpellent. A-t-il ses papiers, se souvient-il seulement de qui il est ? Le Boléro alors se souvient, tente de s'introduire proprement aux hommes en bleu - on peut entendre l'ébauche de son thème. Mais c'est sans compter sur les hoquets compulsifs qui secouent notre pauvre morceau, qui ne peut articuler une phrase correctement. Il passera probablement la nuit en cellule de dégrisement. Croyez-moi, cette pièce est grandiose.


Les trois phases d'Octandre sont une délicieuse parenthèse bon vivant, avec ses humeurs orchestrales qui s'enchainent avec un jeu précis d'annotations : "Assez lent ; Très vif et Nerveux ; Grave ; Animé et Jubilatoire [...]". Tout un programme qu'on suit avec attention.


Hyperprisme voit les percussions retrouver leur place d'honneur au premier rang, jouant des coudes avec toute une section d'instruments à vent, flûtes et cuivres, qui grondent et piaillent tandis que ça se prépare à frapper fort sur le devant de la scène. Dépourvue, comme ses frères et soeurs, de toute évidence harmonique, il est remarquable de constater que ça n'empêche nullement la mise en place d'une narration saisissante, d'un sens du drame qui m'aura fait frémir à plus d'une reprise.


Enfin, celle qui aura orientée ma redécouverte - et celle qui m'intéressait le plus au fond, puisque c'est ma période en ce moment, les bizarreries électroniques d'antan - j'ai nommé Poème Electronique. Contre toute attente, encore une fois, c'est peut-être la pièce qui, avec Density 21.5, m'aura le moins passionné du lot. Tout cela est à relativiser étant donné que j'ai aimé tout ce que tu m'as donné à savourer, Edgard mon glorieux aïeul. Mais je peux te dire une chose : au vu de l'époque de la conception et de l'enregistrement de cette pièce (1958) tu es parmi ceux qui se tirent le mieux des balbutiements électroniques. Poème Electronique est soigneusement composé, varié, cinématographique, c'est déjà plus que la plupart des shnocks qui firent à l'époque joujou avec les ancêtres de nos ordinateurs et synthétiseurs.


"The present day composers refuse to die." disais-tu. Il est rassurant de constater que, bien des années après ta mort, après que certaines de tes pièces ait été jouées et huées par certains de tes contemporains les plus bouchés, ta musique continue à vivre aujourd'hui, n'ayant rien perdu de sa puissance et de sa pertinence. Alors voilà, désolé de ne pas avoir écrit plus tôt papy - je peux t'appeler papy ? - mais je pense que cette décennie n'aura pas été de trop pour me préparer à nos retrouvailles. Et puis tu ne vas pas te plaindre non plus, feu papy, tu as tout le temps devant toi pour me voir grandir depuis l'au-delà. D'ailleurs, il ne fait aucun doute que si j'en suis là aujourd'hui, l'air de rien, c'est en partie grâce à toi.


Allez tchao, tu salueras papa Frank pour moi !

TWazoo
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Salut ! Tu ne me connais pas encore, j'ai moins de 30 notes, mais ensemble on va faire des folies ♥

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le 30 oct. 2015

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T. Wazoo

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