Cuckoo
7.4
Cuckoo

Album de Curve (1993)

Curve a toujours été une curiosité. Petite bombe tubesque remuante vite passée au second plan dès lors que le gros de l'armada Britpop se sera mise en branle, ce groupe parmi les plus prometteurs de sa génération finira par disparaître sans que personne ne s'en aperçoive réellement, pour avoir pêché par singularité. Phénomène également par le sentiment d'immense gâchis qu'il évoque. Succès d'estime puis oubli. Rideau. Terminé. D'un coté le grunge, la Pop, la révélation Radiohead, la main mise des RHCP sur le groove, l'explosion Punk Rock mélo et la Rage Against the Machine, de l'autre Curve qui trace sa route dans son coin et leur survit presque tous. Mais sombre dans l'anonymat. Le Shoegazing, premier amour des anglais n'a jamais été qu'un épiphénomème quasi-régional. D'une importance certes capitale mais diffuse. C'est triste à dire mais Curve partait de toute façon du mauvais pied.


On ne peut pourtant pas dire que la machine promotionnelle n'aura pas fonctionné: John Peel, toujours magnifiquement inspiré, avait reconnu presque immédiatement leur talent, les clips étaient et continuent à l'époque d'être là pour mettre des images sur un imaginaire, coller cette voie envoûtante sur une esthétique et un physique qui ne l'étaient pas moins. Mais voilà, en 1993, Curve abat une nouvelle carte et signe son arrêt de mort en commettant Cukoo, son meilleur album - si l'on omet n'importe quel autre. A cette époque où n'importe quel groupe un tant soit peut Rock, bruyant, indiscipliné, et talentueux devient un phénomène planétaire en deux mois de temps, jouer entre les codes d'un genre déjà mineur en fin de course ne pouvait pas mener bien loin.


Pourtant Cukoo porte Curve plus haut. Plus loin aussi. Trop loin peut être. Le couple Halliday/Garcia s'y estompe, disparaît derrière sa création pour tirer les ficelles en coulisses. Paradoxalement c'est sur ce disque, et uniquement celui-ci, que l'on entendra réellement la voix parlée de la belle Toni ("Left of Mother") mais ce n'est là qu'un détail parmi tant d'autres. Un parmi ceux, innombrables, qui font de Cukoo un album immédiatement identifiable dans la discographie de Curve et hors du temps. Alors que Garbage - car il est effectivement impossible de ne pas en parler - s'éveille lentement et s'apprête à s'abattre sur le monde avec son "Stupid girl", Curve est s'en est déjà allé. Loin, comme je disais.
(Partiellement) oubliés les coups de canon de Dopplegänger. Curve plane. Curve laisse tomber les tubes sans se défaire du format court, se fait léger et éthéré mais entretien le mirage. Cukoo n'est qu'un. "Missing link" et son énergie vindicative à rendre verts une tripotée de groupes soit-disant durs de l'époque ne sont que des leurres. Curve se fait montées, se diffuse tout en puissance retenue, gronde au loin semblant n'envoyer que des échos massifs mais délicats d'une activité réelle mais enfouie, louvoie, plus sensuel que jamais, se mettant presque à nu ("Unreadable communication"). Les miracles du songwritting de la miss Halliday notamment et de la production de Flood, surtout. Car la qualité de cette dernière, ample, profonde, claire et puissante est à noter, assurément. Idéale pour un disque de ce calibre. Quasi parfaite pour cet album en particulier.
L'électronique gagne du terrain sans que les murs de guitare ne rétrocèdent réellement plus de quelques mètres (le chaloupé "Crystal", "Cukoo"), l'industrialisation du tout, déjà en cours depuis les origines, se fait désormais clairement sentir et remonte à la surface en quelques points chauds ("Men are from Mars, Women are from Venus", cinglant, "Turkey crossing"). Curve élargit le champ des possibles à mesure que l'épure se répand, dépouillant sa musique du superflu pour l'habiller d'une personnalité nouvelle, toujours plus forte. On songe tout à la fois à Cranes, Nine Inch Nails, Spiritualized, Swervedriver, Filter au Trip-Hop naissant, à Slowdive, Long Fin Killie, The Jesus and Mary Chain et aux années 80 - au legs de Cocteau Twins notamment. L'étreinte est froide mais intense et prolongée (45 minutes), juste assez pour sentir ce Cukoo battre à son propre rythme, se laisser happer et ne plus parvenir à s'en détacher. La forme a évolué mais les points de repère demeurent nombreux. Curve reste là, présent, brûlant sous cette mince couche de givre qui l'a recouvert. Pourtant à peine pense-t-on l'avoir retrouvé que le voilà déjà évaporé. Musicalement ("Superblaster", "Left of mother") et humainement (implosion momentanée du duo en 1994). Frustrant et fascinant. Subtilement, le Curve de Cukoo nous a amené et perdu sur son propre terrain. Pas un seul clin d'œil racoleur, pas de vente forcée, pas un instant de faiblesse non plus. Avant même d’avoir compris il n’y a déjà plus de retour possible. Curve est insaisissable. L'accepter ouvre toutes les portes vers ce qui fut le futur du groupe et permet de comprendre le chemin déjà parcouru.


A compter de ce second album l'univers sonore de Curve, déjà singulier, devient trop hybride pour être clairement identifié. La formation de Londres, après avoir devancé la vague, agit comme une éponge au contact de l'époque, absorbe, s'imprègne des courants en formation comme en dégénérescence qui l'entourent. La base reste la même quand les proportions varient d'une sortie à l'autre, lorsque ce n'est pas tout simplement entre deux morceaux. Curve se reconstruit continuellement autour de sa propre personnalité à mi-chemin entre évolution passive et changements de direction volontaires. Et file ainsi bien malgré lui entre les mailles du filet. Déjà. A jamais.


http://www.metalorgie.com/groupe/Curve

Craipo
9
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le 13 août 2015

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