La déprime, tu connais ?
Oh, tu dois connaître, c'est un truc que tout le monde connaît peu ou prou. Une saloperie qui s'accroche à ton moral comme un putain de boulet au pied du prisonnier et qui plombe la beauté de tes journées.
Un coup de blues comme ils l'appellent. Tu sais jamais trop comment ça te tombe sur les arpions mais ça te fout le sourire en berne. Une sorte de filtre grisâtre devant tes yeux qui rend tout dégueulasse, qui salit la lumière et pollue ton ciboulot.
Des journées fadasses et interminables qui s’égrènent tristement, comme un chapelet de grand-mère, laissant juste un arrière-goût amer au fond de la gorge et un grand vide dans tes baskets.
Quelque chose de glacé qui te colle salement à la peau, comme un vêtement mouillé. Un chemin qui te semble sans fin, un tunnel lugubre dont tu n'aperçois pas le bout.
Pas un brin de lumière. Pas un seul petit bout de rayon de soleil. Rien. Rien ne passe.


Faut dire que tout s'acharne en ce moment pour te laisser la tête sous l'eau.
De l'eau, tiens, parlons-en.
Des putains de litre de flotte qui dégueulent sur tes pompes et viennent te chouraver ton printemps. Le soleil de Mai violé sous tes yeux par un enculé de cumulo-nimbus qui restera impuni de son méfait.
Un mois de Juin froid et capricieux qui viens postillonner son crachin dans ton verre de rosé, détrempe tes Curly et s'éloigne irrémédiablement en te faisant un doigt. On se fait détrousser d'un printemps devant nos yeux sans aucune réactions.
Pis c'est pas tout mon pote. Des mecs dans les rues qui tapent sur des flics, des flics dans la rue qui tapent sur des mecs. Des lois sur nos emplois, sur l'avenir de nos gosses, discutées par un syndicaliste qui ressemble à Gérard Jugnot et une ministre de l'emploi qui est le sosie d'Anémone. Une sorte de remake du "Père Noël est une ordure" version lutte des classes avec des acteurs de seconde zone.
Hola, Attend ! C'est pas fini ! Des footeux de toute l'Europe qui viennent écluser des bières et se filer des mandales sur les terrasses de bistrots et accessoirement regarder quelques millionnaires plein de gel sur les cheveux et d'eau dans le crâne taper dans un ballon qui ne leur à rien fait.
Et encore je te fais pas le tableau complet. Tu le connais, et il est pas jojo.


Par contre je peux t'aider à supporter tout ce merdier, je peux te filer un truc pour chasser cette brume poisseuse qui stagne entre tes oreilles, ouais mon pote. Un médoc miracle en provenance d'Amérique du Sud, du Brésil plus précisément: Chico Buarque de Hollanda.


Le beau Chico ne descend pas des favelas des hauteurs de Rio avec sa guitare sous le bras et la rage au ventre, non. Chico est un fils de bourgeois. Son père est un historien et sociologue reconnu et sa mère une pianiste amateur qui va l'initier à la musique.
Le petit Francisco Buarque grandit paisiblement dans cette ambiance artistique et un peu "bohème" au milieu de musiciens et de poètes en vogue au Brésil (dont Vinícius de Moraes qu'il rencontrera durant l'année à Rome qu'il passera avec ses parents).
Chico se dirige vers des études d'urbanisme et d'architecture et rentre à l'université de São Paulo. Le jeune homme ne cesse d'écrire et de parfaire ses gammes à la guitare.
Il participe encore timidement aux nombreux festivals de musique traditionnelle qui fleurissent dans ce Brésil encore insouciant.
Buarque est un étudiant brillant mais la fibre artistique l'emporte et lui fait abandonner ses études au bout de la cinquième année. Marre des études, c'est "chanter comme João Gilberto, composer comme Tom Jobim, écrire des paroles comme Vinicius de Moraes" qu'il veut Chico, participer lui aussi au renouveau musical qu'est en train de vivre son pays.
La musique est dans l'air en ce début des années 60, elle est partout, elle résonne bruyamment des plages dorées de Copacabana aux cabanes de tôle ondulée des bidonvilles de Rocinha.
Samba, Bossa Nova, MPB (Música Popular Brasileira) ou Choro, tout se mêle, se mélange à l'image de ce peuple Brésilien ouvert et métissé.
En 1966 avec A Banda, Chico devient une star, le gendre idéal qui fait fondre les jeunes filles avec cet air angélique et ses yeux bleus magnétiques.
Il devient la synthèse - encore balbutiante - entre la Samba et la Bossa Nova, entre la tradition et la modernité.
Il se rapproche également de Gilberto Gil, de Caetano Veloso et du Tropicalisme ( mouvement culturel apparu au Brésil en 1967 en opposition à la dictature militaire qui prit le pouvoir en 1964 mêlant musique traditionnelle Brésilienne, culture Hippie et Psychédélisme)
En 1968, la junte se durcit. L'odieux acte institutionnel n°5 entre en vigueur et promulgue la censure, abolit bon nombre de libertés individuelles et suspend la constitution devant une jeunesse médusée, premières victimes de cette glaciation culturelle radicale.
Buarque en tournée en Italie décide de prolonger son séjour Européen. L'exil durera un an et demi.


C'est donc en exil et dans une ambiance particulière que Chico va créer son Volume 4 - dont les voix seront enregistrées en Italie et les arrangements musicaux au Brésil - qui fera du jeune homme insouciant et rieur, un homme engagé, un poète accompli et un adversaire farouche de la junte militaire du maréchal Artur da Costa e Silva.


C'est en 1970 que l'album sort. Chico se résout à rentrer au pays.
Il s'est construit durant cet exil forcé, il s'est imprégné de la vieille Europe, de peinture Italienne, de littérature Française. Il est devenu père. C'est un autre homme qui revient en Amérique du Sud, c'est d'autres yeux qui embrassent ce nouveau paysage d'un Brésil cadenassé, muselé.
C'est une autre voix qui vient caresser les oreilles des Brésiliens, une autre voix qui vient consoler un peuple brimé.
Chico signe avec son Volume 4 un album d'une beauté indéniable, d'une poésie délicate et d'une maîtrise formelle nouvellement acquise.
L'affirmation du style Buarque, en quelque sorte, qui marquera encore plus intensément ses albums suivants. Volume 4 comme un passage; comme la fin de quelque chose, d'un monde, de l'innocence, comme la porte de l'enfance insouciante vers l'âge de raison, vers la réalité, vers sa grande oeuvre: Le magnifique Construção.
Chico égrène ses chansonnettes comme autant de perles: Les mélancoliques Samba E Amor, Nicanor ou Rosa Dos Vientos ou les plus dansantes comme Ilmo Sr. Ciro Monteiro ou receita para virar casaca de neném ou Cara A Cara. Toutes ciselées par l'orfèvre de la musique Brésilienne qu'est devenu Chico Buarque en quelques années.
Mais c'est une chanson ( qui deviendra un tube chez nous vingt ans après, grâce à un soda farci de quinine), une ode à la fraîcheur féminine qui va définir encore plus clairement le style Buarque: Essa Moça Tá Diferente..
Délicieux mélange de Bossa et de Samba, morceau de sexualité décomplexée gravé sur vinyle ( Si vous n'avez jamais fait ça sur ce morceau, je vous le conseille ardemment ), dégoulinant de stupre et de désir charnel.
Mais derrière ce bonheur, cette libération du corps et de l'esprit se cache cette douce mélancolie, cette tristesse qui garde le sourire parce qu'elle est polie, ces accords majeurs qui sonnent en mineur, cet optimisme qui n'a pas confiance en lui.
Cette musique, allégorie de la gaieté et l'insouciance naturelle de Buarque parasitée par une lucidité sociale et une implication politique trop prégnante.


Le bonheur gangrené par la réalité, le soleil par les nuages...


Ce putain de mois de Juin par la déprime !

Ze_Big_Nowhere
9
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le 17 juin 2016

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Ze Big Nowhere

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