Ascension
6.9
Ascension

Album de Jesu (2011)

Chroniquer le dernier album de Jesu, ce n'est pas chroniquer le dernier album d'un groupe quelconque. En réalité, cela revient à faire le point sur Justin Broadrick ; où en est-il aujourd'hui, presque dix ans après la dissolution de Godflesh ? Souvent, un artiste est récompensé en sortant un album, ce dernier possède alors un objectif particulier qui est atteint avec sa sortie. Pour Broadrick, Ascension n'est qu'une étape, un moyen, et c'est surtout ainsi que l'on doit appréhender les groupes qui se targuent souvent de l'étiquette expérimentale.

Il nous faut vraiment mettre Ascension dans son contexte avant de parler de lui, car indépendamment, il n'offre absolument pas les mêmes enjeux. Il s'agit du quatrième album de Jesu (après l'éponyme, Conqueror et Infinity), et le son s'est encore métamorphosé, ce qui semble cohérent avec la foule d'EP sortis en un rien de temps (nous comptons cinq sorties en 2007, dont un album, un split avec Eluvium, une compilation et deux EP ; en 2008, un split avec Envy et l'autre avec Battle of Mice suivi d'un EP ; 2009 se contentera d'un EP et d'un album à part entière ; 2010 sera l'année d'une nouvelle compilation et d'un EP). Une activité forte autour de Jesu, appuyée par les autres projets de Broadrick : on rappelle que Godflesh se reforme en 2009, tandis que Final, un autre side project, redémarre en 2006 et compte pas moins de onze sorties depuis sa reprise ; je ne ferai qu'évoquer Techno Animals alors que l'on annonce un nouveau projet (JK Flesh). Enfin, il faut obligatoirement parler de Pale Sketcher, énième projet qui voit le jour lorsque Justin décide d'arrêter toute forme de composants électroniques dans la musique de Jesu. L'orientation que prenait donc le groupe avec notamment Why are we not perfect est reléguée à un autre projet musical, tandis que Jesu va repartir dans une autre direction. C'est à ce moment que l'on arrive à Ascension.
Cette longue énumération des projets qui gravitent autour de Broadrick n'est peut-être pas des plus passionnantes, mais elle met en relief une chose : Ascension n'est qu'un ilôt parmi un archipel vaste et dense. Et j'aime ce rapprochement à l'univers océanique, car la musique que produit Jesu est océanique. Ces murs vaporeux de guitare, cette voix dans le lointain, ces sons qui flottent, hésitantes comme le reflux qui va et vient... La qualité du son est profondément organique, dense, mais pourtant légère et ce sont toutes ces contradictions qui produisent la force du groupe depuis si longtemps. En effet, même si le son se rapprochait davantage de Godflesh avec Heart Ache et l'éponyme, il s'est affilié peu à peu à des consonances pop et a approfondi ses affinités avec les sonorités électroniques, créant des textures particulières, évoquant à la fois des groupes de shoegaze cultes comme My Bloody Valentine ; on pense également à des groupes de stoner, qui utilisent ce genre de procédés pour invoquer les fumées et l'univers des stupéfiants.
Les compositions d'Ascension s'étirent et prennent leur temps pour remplir l'espace. Le mix est particulier, Broadrick s'effaçant totalement, en chantant d'une voix monocorde et blasée. L'adolescent qui avait officié dans Napalm Death et Godflesh est mort et enterré et avec lui toute sa rébellion et sa hargne. Les rats qu'évoquaient un album comme Streetcleaner (je parle bien entendu du morceau « Like rats » ) sont gentiment devenus des fous sur la piste qui introduit Ascension (« Fools »), et on sent à la fois comme une maturité mais aussi comme une nostalgie profonde : l'individu change dans cette société qui ne change pas. La métamorphose est bien celle de soi. L'univers presque carcéral de Godflesh, celui d'une prison mentale, dont les barreaux étaient érigés par les autres membres d'une société décadente, s'est transformé en des songes brumeux où une issue est possible : ce paradis auquel fait référence Broadrick, qui se situe précisément dans nos rêves.
Les compositions d'Ascension s'étirent j'ai précisé un peu plus haut, mais en réalité elles progressent, avec l'accord des paroles ; elles exposent des réflexions, des questionnements, qui s'entachent souvent d'une noirceur lointaine. La dimension mystique du groupe est plus forte que jamais, subissant une profonde intensité dans les morceaux qui clôturent l'album, avec notamment « December » et ses guitares qui tombent comme la neige, recouvrant nos douleurs et nos souffrances ; l'ascension est un avènement vers un endroit de rêve, loin de la société et que l'on ne peut trouver qu'en nous. Cet endroit est peut-être en réalité un moment de beauté, souillé par la grisaille qui semble recouvrir l'artwork de l'album et l'ensemble des compositions d'Ascension. Il est aisé d'imaginer « Sedatives » en tube pop avec un son plus convenu, mais distordu de cette manière, il sonne comme une mélodie joyeuse qui est passé au filtre de l'insensibilité et de la mélancolie.

Que dire pour résumer cet Ascension ? La musique ne plaira pas à tout le monde, pour cause notamment d'une batterie redondante et d'un flot continu de longueur et de lenteur que n'apprécieront peut-être pas les personnes un peu trop pressées. Mais en réalité, ce n'est pas ça qui nous importe, ce qui nous importe vraiment c'est de savoir qu'il existe encore des groupes qui se fichent des canons du genre pour imposer leur vision de la musique. Avec ce dernier album, Jesu prend un tournant décisif avec notamment l'abandon des composants électroniques qui le rapprochent du son des débuts, tout en gardant à l'esprit les pérégrinations et les expériences de nombreux EP. L'ascension existe bien, elle est en nous, mais peut-être que ce qui nous empêche de la trouver, c'est notre propre dissuasion de son existence.
Desolation
8
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le 17 juil. 2013

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